Anouchavan Der Khévontian (1887-1945)

Le développement du patrimoine musical contemporain d’Arménie a été rendu possible grâce à de jeunes musiciens formés par les grands maîtres russes à Tiflis, Saint Petersburg et Moscou. Anouchavan Der-Khevontian, comme Romanos Mélikian ou Armen Tigranian a poursuivi la mission de ses ainés, Kara-Mourza, Ekmalian et Komitas : recueillir la musique populaire et créer les structures favorisant son évolution. Cette nouvelle génération sera, dans un contexte politique nouveau, à l’origine  de la création du Conservatoire de musique à Erevan et de l’Orchestre Philarmonique dès 1924, institutions qui ont permis un développement musical remarquable et la constitution d’un patrimoine nouveau, sans cesse enrichi.

Tiflis, capitale culturelle arménienne

Né le 23 février 1887 à Tiflis, fils d’un photographe réputé, amateur de musique et  culture, Anouchavan fait ses premières études dans sa ville natale. Sa mère, contribue à lui donner le goût du chant populaire. Ses parents reçoivent chez eux l’intelligentsia arménienne de la ville comme B.Brochian, K.Soundoukian,  H.Toumanian, K.Arayan, A.Chirvanzadé, K.Bachindjarian, les responsables du journal Mechag. L’association progressiste Dziadzan , dont le frère d’Anouchavan était membre actif, compte notamment parmi ses membres le révolutionnaire Chaoumian et se réunit souvent chez eux. Après la dissolution de cette association, dès 1899-1902 la maison familiale accueillera les Bolcheviques et parmi eux le célèbre Kamo. Dans ce milieu révolutionnaire et artistique, le jeune homme peut entendre les plus grands artistes du moment mais également les chants en vogue comme Délé aman, La marche des Sassountsi, Zeitountisnèr, Mayr Araksi. Durant sa jeunesse, il a la chance de rencontrer et entendre M.Ekmalian, I.Ivanov, et Komitas et assister aux représentations des grands opéras russes et classiques.

Durant ses études dès 1904 au Conservatoire de Tiflis, il compose ses premières pièces pour piano. Parti étudier à l’Université de Saint-Pétersbourg et admis en 1909 au Conservatoire Impérial, il consulte le célèbre compositeur Rimsky Korsakof : Il a écouté avec attention mes arrangements de chants arméniens, s’est intéressé à la vie musicale du Caucase, m’a fait quelques remarques et finalement m’a orienté vers le professeur M. Gnessin.

Der-Khevontian travaille également l’orchestration avec Glazounov, l’harmonie avec Liadov, le contrepoint avec Kalafadi. Entouré d’une génération de talents exceptionnels, comme le chanteur Chaliapine ou le compositeur S.Rachmaninof, il garde des liens actifs avec les arméniens. Dès son arrivée en 1908, il forme un chœur de 65 membres avec lequel il donne des concerts de musique populaire et religieuse. Ces concerts sont suivis par un public fidèle et de nombreux articles de presse  à Tiflis se font l’écho de ces succès. Grâce à cette activité, A. Der Kevontian approfondit le répertoire de ses ainés Kara-Mourza, Ekmalian et Komitas. Encouragé par le compositeur ukrainien A.Kazatchenko, professeur au Conservatoire, grand amateur de musique arménienne et créateur du premier orchestre de musique populaire du Caucase à Saint Petersburg, il écrit des œuvres avec orchestre sur des textes de H.Hovanessian, Dzadourian et H.Toumanian. Il dirige les œuvres de R.Mélikian et A. Spendiarian qu’il rencontre en 1908 : J’ai connu A. Spendiarian dès le début de mes études. Dès avant de le rencontrer, j’étais un admirateur de ses œuvres comme « Les Trois Palmiers » pour orchestre. Elles étaient souvent jouées à Tiflis et je ne ratais jamais les concerts où une de ses œuvres était programmée . Je rêvais de rencontrer ce compositeur.

Une profonde amitié réunira les deux compositeurs formés à l’école de R. Korsakoff. Ils se rencontraient en famille et prenaient connaissance de leurs nouvelles compositions.

Spendiarian a aidé son jeune ami pour l’édition de ses premières œuvres. Après avoir pris connaissance de mes arrangements de chants populaires, il a contacté l’éditeur V. Bessel qui les édita en 1910. Ce fut le début de ma carrière de compositeur….

En 1914 a lieu un concert où figurent les Esquisses de Crimée d’A. Spendiarian et une œuvre vocale symphonique d’A. Der Khevontian. L’intelligentsia arménienne participait avec enthousiasme à ces concerts. On y rencontrait  les poètes V. Dérian et A.Dzaroukian, le peintre Souréniantz, les compositeurs A.Spendiarian, K.Kazatchenko et  S.Parkhoutarian, le philologue Vartanov….

Le chant de la terre

La même année, l’association de musique arménienne de Tiflis, héritière de la Ligue Musicale de 1908 propose à Spiridon Mélikian et Anouchavan Der Khévontian de partir en mission dans la région de Chirag durant l’été pour y collecter des musiques populaires. On retrouve là l’influence de Komitas : Au mois de juin, nous sommes partis en direction des villages isolés de la région d’Alexandropol. Nous sommes arrivés à Bayankur, l’accueil a été glacial et on nous a fait savoir qu’il n’y avait pas de chanteur dans le village. Ils nous ont conseillé d’aller dans le village d’Arin. Là, on nous a demandé nos papiers et après un examen minutieux des autorités, on nous a présenté une chanteuse Marguarite Hovanessian qui a bien voulu chanter. Ce jour là, nous avons recueilli dix chants ! Le chemin était difficile, les compositeurs allaient à pied, lourdement chargés avec un âne. Les paysans étaient très occupés par les travaux des champs. Certains n’avaient pas confiance en nous, pensant que notre but était de gagner de l’argent avec leurs chants. La vue du phonographe effrayait les gens qui pensaient que le diable était dans la machine enregistreuse. D’autres ne croyaient pas que ce que nous avions enregistré était leur voix…Petit à petit, ils ont fini par nous connaître et alors tout est devenu plus facile et nous avons enregistré des chants et danses. Des chanteurs et  achougs sont venus. Certains nous accompagnaient pour une partie du voyage. Malgré les difficultés, cette expédition fut une réussite. Une partie de ces chants furent notifiés et édités sous le nom de Chants du Chirag. Dans son opéra Almast, A.Spendiarian en reprendra certains comme Der Khevontian dans ses Etudes de Chirag.

En 1915, A. Der Khevontian après avoir fait son service militaire retourne à Tiflis et enseigne au Conservatoire. Il entreprend la composition d’un Opéra en 4 actes Seda (1923) à partir du roman de L. Chant : Les anciens dieux. Cet opéra sera suivi de deux œuvres importantes : La Naissance de Vahakn, fresque musicale lyrique et épique pour chœur et orchestre créée en 1923 à Tiflis dans laquelle l’auteur évoque la renaissance du peuple arménien, sa force et son héroïsme et Akhtamar, sur le poème d’H. Toumanian. Ce texte célèbre, véritable hymne à l’amour, à la fois dramatique et poétique, va inspirer au compositeur une de ses plus belles œuvres. Elle sera inscrite au répertoire des orchestres symphoniques de l’Union Soviétique.   

Dès 1918, A. Der Khevontian s’était consacré à Tiflis à l’enseignement musical et avait publié les premiers ouvrages pédagogiques en langue arménienne. Responsable de la maison musicale arménienne de Tiflis créée en mars 1921, il acquiert une grande connaissance de la musique géorgienne et se lie d’amitié avec les grands artistes de ce pays. Cette réussite remarquable ne pouvait faire oublier au compositeur l’existence de la République Arménienne Soviétique, le développement de la nouvelle capitale Erevan et la création du Conservatoire de musique…Comme beaucoup de ses amis, il  ressent en lui l’appel de sa nouvelle Patrie…

Les arméniens installés dans les grandes villes du Caucase et de Russie depuis plus d’un siècle, avec une réussite sociale remarquable, étaient-ils en manque d’une Patrie ? Il nous est difficile d’imaginer le dilemne  posé à cette Diaspora après la révolution bolchevique et la création des Républiques de 1918 et 1921. Certains émigrèrent en Europe ou aux U.S.A, d’autres n’eurent pas le courage de rejoindre la Mère Patrie où les plus audacieux s’étaient installés dés 1918. A. Der Khevontian  comme la  majorité a préféré attendre que la situation se stabilise. Une nouvelle vie va commencer…

Mayr Hayrenik

La République Socialiste d’Arménie proclamée en 1921, accueille peu à peu un nombre considérable d’artistes et intellectuels venus non seulement de Tiflis mais du monde entier : les écrivains A.Issahakian, A.Chirvanzadé, H Hagopian, E. Tcharentz, les peintres M.Sarian, P. Terlemezian, S. Katchadourian, K. Kurdjian, E. Tadeossian, l’architecte A. Tamanian, les compositeurs A. Spendiarian, R. Melikian, H. Tanielian, le chef d’orchestre A. Melik Pachaèv, C. Dalian, S. Balassanian, A. Ayvazian etc… Des foyers culturels se forment dans Erevan qui n’est encore qu’une petite ville asiatique sans commune mesure avec la brillante Tiflis ! Pourtant, l’idéal et la foi des nouveaux immigrants vont transformer la ville. Quitter les grandes capitales pour Erevan, souvent en famille n’était pourtant pas chose facile, les conditions de vie étaient très difficiles. Tous étaient conscients qu’après le génocide et la révolution, le temps était venu de sauver la nation et de construire un monde nouveau.

Der Khevontian, après un premier voyage en 1925, s’installe en Arménie et enseigne au Conservatoire de Musique. Avec A. Spendiarian, R, Melikian, V. Khoganian, A.Atamian, S. Melikian O. Der Krikorian, il travaille à donner au peuple une éducation musicale et une vie culturelle de qualité. Représentant de la République, il voyage beaucoup et cherche à faire bénéficier le pays de ses amitiés avec les musiciens russes et géorgiens avec lesquels il garde des liens étroits.

Il collabore avec Moscou, Léningrad et les autres républiques socialistes pour établir des liens culturels et favoriser l’organisation de concerts pour les artistes arméniens revenus au  pays.

L’organisation des études musicales du Conservatoire pose de sérieux problèmes : absence d’instruments de qualité, équilibre délicat entre les musiques classique, russe et arménienne. Il faut favoriser la création contemporaine en plein essor et créer une classe d’Art Lyrique en  prévision de l’ouverture d’un Opéra (1933). Les liens culturels entre les trois Républiques du Caucase favorisent des échanges importants comme la création de l’Opéra Almast d’A.Spendiarian à Tiflis ou le concert consacré au compositeur Géorgien Baliachvili à Erevan. A. Der Khevontian, qui vient de fonder l’association des compositeurs d’Arménie, avait des liens étroits avec Bakou où il se rendait souvent pour donner des concerts, au point qu’en 1934,  on lui propose de prendre la direction du  Conservatoire de cette ville.

Comme en Arménie, il joue un rôle important dans le développement musical, compose et crée de nombreuses œuvres. Citons sa rhapsodie Rasd où il utilise des Mourams recueillis auprès du célèbre thâriste Sulémian. Cet intérêt pour les Mourams n’est pas nouveau chez les musiciens arméniens. Avant lui, N. Tigranian s’était déjà fait connaître dans le monde musical par ses travaux sur cette forme musicale perse. La réussite de cette œuvre ouvrira une voie nouvelle pour les compositeurs azéris de Bakou !

Un Artiste Emérite

En 1938, A. Der Khevontian retourne à Erevan. Il se consacre à la réalisation à Moscou d’une Décade de la Culture Arménienne, évènement  important pour le prestige du pays. Le Comité d’Organisation propose de représenter l’opéra Anouch d’Armen Tigranian. La partition est remaniée et l’orchestration confiée à A. Der Khevontian. Il s’agit d’une version quasi définitive, toujours à l’affiche en Arménie. Le succès de l’Opéra et de l’Orchestre Philarmonique a donné à ces institutions une notoriété internationale. Pour A. Der Khevontian, c’est la récompense de ces années passées à construire la vie culturelle du pays. Durant cette période, la création musicale en Union Soviétique est l’objet d’un débat idéologique : elle doit être populaire mais pas nationaliste…créative mais pas formaliste, un débat que n’éviteront pas les compositeurs d’Arménie. A. Der Khevontian, communiste militant,  compose des chants dédiés à l’amitié entre les peuples, Lénine ou l’armée rouge. La fin des années 30 est marquée par le développement du ballet. Aram Katchatourian compose en 1939 Le Bonheur qui, remanié, deviendra Gayaneh en 1943. A. Der Khevontian écrit le ballet Anahid, sur une légende de K. Arayan. L’œuvre connaitra un grand succès et sera souvent jouée sous la forme d’une suite d’orchestre.

Durant la grande guerre, la vie musicale d’Erevan reste très intense. Les plus grands artistes soviétiques y donnent des concerts. Citons les pianistes Igoumnov et Richter, le compositeur et pianiste S. Prokofiev. La septième symphonie de Chostakovitch et la deuxième symphonie de Khatchatourian seront créées à la salle de la Philharmonie d’Erevan. Comme la majorité des compositeurs d’Arménie et d’Union Soviétique, A. Der Khevontian écrit des œuvres liées à la Guerre : Héros du Caucase, Armée Soviétique, chant pour l’amour de la Patrie, Nait, soleil sur ma Patrie. En 1944, il participe au festival d’Entre-Caucasie avec son ballet Anaït (1939) et une année plus tard termine une symphonie pour grand orchestre en quatre mouvements. Tout au long de sa vie, ce travailleur infatigable s’est engagé dans la vie publique et musicale. On peut se demander comment il a trouvé le temps d’écrire autant d’œuvres. Son engagement est comparable à  celui d’Aram Khatchatourian, son cadet de 16 ans. On ne peut que regretter qu’aucune de ses œuvres n’ait  acquis la notoriété de celle de l’auteur de la Danse du sabre de la Toccata pour piano ou du concerto pour violon !

Un an après sa mort, en 1946, le gouvernement d’Arménie, à l’occasion de son soixantième anniversaire et en reconnaissance de son action artistique et pédagogique lui attribue  les titres de Professeur et  Artiste émérite.

L’œuvre d’A. Der Khevontian :

L’œuvre du compositeur, marque une étape importante dans le développement de la musique arménienne, mais le mérite et le talent ne pouvant remplacer le génie, elle quittera peu à peu les programmes de concerts pour rentrer dans l’histoire. Dommage….

Opéras : Seda (Tiflis 1923), Arevi tsolkéroum (Erevan 1949) Esquisnèr Astradzor (Erevan 1930-1931) Ballets : Hro Harsnatsoun (Bakou 1936), Anahit (Erevan 1939) Pièces symphoniques : Akhtamar (Tiflis 1923),  Rhapsodie Rasd (Bakou 1935), Chiragui Etudnèr deux séries (Tiflis 1916), Deux suites (Erevan 1957), Danse, Symphonie en Si bémol (Erevan 1945) Œuvre Vocale : La naissance de Vahagn (Tiflis 1923), Ballade pour les 26 commissaires (Erevan 1957),  Poème à Lénine (paroles d’Y. Tcharentz Erevan 1957), etc.… Musique de film, musique de chambre, Pièces pour enfants, pièces pour chœur, pour piano, violon, quatuor, fanfare, orchestrations, écrits sur la musique. Arrangement pour petit ensemble de Gariné (D. Tchoukhadjian).

                                               Alexandre Siranossian

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