Aram Khatchatourian (1903-1978)

Introduction

Après avoir présenté durant plusieurs années dans ces colonnes un panorama de l’histoire de la musique chez le peuple arménien à partir du XIX° siècle, il est temps de présenter un homme dont la personnalité domine le paysage musical arménien contemporain. Il s’agit bien sûr du compositeur Aram Khatchatourian, héritier de la tradition musicale de Tiflis, auteur d’une œuvre considérable et parvenu, grâce à sa légendaire Danse du sabre  au sommet de la gloire !  

L’histoire de la musique contemporaine arménienne se situe dans un espace temps très court qui peut se résumer en quelques dates: Tiflis,1885, premier concert choral à quatre voix ; Berlin,1899, présentation par Komitas de ses recherches sur les musiques sacrées et populaires ou rustiques arméniennes; Paris, 1906, découverte et reconnaissance de la musique arménienne; Alexandropol, 1912, création de l’opéra Anouch d’Armen Tigranian ; Erevan, 1921, création du futur conservatoire de musique ; Erevan, 1924, premier concert de l’orchestre Philharmonique d’Arménie ; Moscou, 1925, constitution du premier quatuor à cordes « arménien » ; 1933, ouverture du Théâtre d’Art Lyrique et de Danse à Yerevan.

Dans l’histoire de la musique chez le peuple arménien, une évidence s’impose : les créations musicales du XIX° siècle relèvent d’un langage de style occidental : Dikran Tchoukhadjian (Constantinople) se situe dans la musique lyrique Italienne, Karl Mikuli (Pologne -Ukraine) dans la musique allemande, Stephan Elmas (Smyrne) dans le sillage de Chopin et Liszt, Guennadi Korganov (Tiflis) dans la musique russe. Le langage national arménien qui constitue aujourd’hui un héritage vocal et instrumental important a été élaboré par certains contemporains ou successeurs de Komitas, parmi eux tous n’étaient pas arméniens.

Au sommet de cette pyramide de créateurs talentueux, il fallait une personnalité exceptionnelle et indiscutable. C’est à ce niveau que nous situerons le compositeur Aram Khatchatourian.  La présentation de ce géant mettra un terme à notre première série d’articles consacrés à la musique arménienne.

La Famille

Aram Khatchatourian est né le 6 juin 1903 à Kodjori, banlieue de Tiflis. Sa famille était originaire des villages du Nakhitchevan de Verkhnaïa Aza et Nijnaïa Aza. Son père a quitté sa famille pour Tiflis à l’âge de treize ans.  Apprenti relieur, il devint plus tard un des meilleurs dans cette profession. La famille était installée dans une maison de la rue Aragvi et c’est la que Aram passa son enfance.

Vivant, curieux, il fit ses études dans une école privée puis dans une école de commerce. Intéressé par la peinture, la poésie et la littérature, il était aussi attiré par la musique. Il y avait dans la maison de la famille, un vieux piano, sur lequel l’enfant appris seul à jouer ! Compte tenu de son aptitude, il sera pourtant rapidement considéré par ses amis comme un pianiste capable d’animer les fêtes familiales et les soirées, jouant des danses populaires ou accompagnant des chanteurs. Chez lui, le jeune garçon entendait sa mère lui chanter des mélodies arméniennes et azerbaïdjanaises que l’on retrouvera dans certaines de ses œuvres comme Frère chasseur qui deviendra un mouvement de sa deuxième symphonie.

Il aimait chanter, participant à un chœur d’enfant, jouant également du ténor (instrument de la famille des « cuivres ») dans l’ ensemble de vents de son école de commerce. Aram aimait aussi en  chantant, s’accompagner de rythmes, qu’il improvisait sur des instruments de fortunes comme une chaise, une boite ou une caisse. (On retrouvera plus tard dans les orchestrations des œuvres du compositeur, son goût pour les instruments de cuivres et percussions).

En pleine guerre, l’écho du massacre des arméniens de l’Empire Ottoman étant parvenu à Tiflis, sa famille, comme de nombreuses autres familles, affolées, quittèrent provisoirement la ville. L’adolescent a gardé de cette période dramatique des souvenirs qui jalonneront toute son œuvre et qu’il saura exprimer dans les limites imposées par les impératifs idéologiques de cette époque révolutionnaire.

Dans la ville de Tiflis, creuset de cultures diverses, on pouvait entendre ou croiser au fil des rues et des quartiers, un chant géorgien, le son d’un thar azerbaidjanais, des mélodies arméniennes, russes, des airs d’opéras italiens et des marches, jouées par des fanfares militaires, dans les jardins. Il y avait des Conteurs, des Achougs,  accompagnés de saz, thar ou kémentcha, sans oublier les fameux kintos que le peintre Vano Khodjabekov a immortalisés. La vie culturelle était un véritable kaléidoscope de cultures, enrichie par un conservatoire de musique, un théâtre d’art lyrique, des chœurs, des sociétés de musique russes, arméniennes ou géorgiennes.

C’est dans cet espace artistique multiculturel que le jeune Aram a reçu ses premières impressions musicales, on les retrouvera dans son œuvre, dans ses premières œuvres instrumentales et ensuite dans les ballets Le bonheur (1939), première version de Gayaneh ou Mascarade, vision satirique de la société bourgeoise.

Son enfance coïncide avec des évènements politiques et révolutionnaires de premier plan comme la révolution de 1905 dont l’une des conséquences fut la réouverture des écoles arméniennes, la première guerre mondiale, le génocide des arméniens, la création de la première République arménienne, la révolution communiste et la guerre civile.

Tous ces évènements, l’adolescent les a vécus. Il en devint même un des acteurs en participant activement l’été 1921 au train spécial  de propagande idéologique qui parcourut les villes et villages d’Arménie dans le but d’expliquer les objectifs de la grande révolution d’Octobre ! Durant ce voyage, Aram ,jouant du piano ou dirigeant les chœurs, découvrit son pays.

Le voyage à Moscou

La pièce la plus connue de Gayaneh est bien évidemment la légendaire Danse du sabre. Un chef d’œuvre que Khatchatourian n’avait pas prévu d’écrire, il s’en est expliqué en 1963 : Il y a dans ma famille musicale un enfant bruyant et indocile : la Danse du sabre de Gayaneh. Je vous jure que si j’avais su qu’il allait devenir si populaire et se mettrait à bousculer mes autres œuvres, je ne l’aurais pas écrit! Dans certains pays, on m’a fait la réputation de Mister Sabre Dance, en anglais, c’est comme cela que la pièce s’appelle. Je m’en suis irrité parce que je considère cela comme injuste.

Et je dois dire que cette Danse du sabre est née tout à fait par hasard. En 1942, j’avais écrit Gayaneh. On a commencé les répétitions. Le directeur du théâtre m’a fait appeler et m’a déclaré que, pour le dernier acte, on aurait besoin d’une danse. J’estimais que le ballet était terminé et je refusais net. Mais une fois rentré chez moi, je m’installais devant le piano et commençait à réfléchir. La danse doit être rapide, belliqueuse. Comme impatientes, mes mains plaquèrent un accord et je me suis mis à  le jouer en arpège, comme un ostinato, un motif qui se répète. Il fallait un décalage soudain, j’ai fait entendre la sensible. Quelque chose m’a accroché, c’est ça ! Reprenons une autre tonalité ! Voilà un début ! Il doit y avoir un contraste maintenant… Dans le troisième tableau du ballet, il y a un thème cantabile, une danse lyrique. J’ai combiné ce belliqueux début au thème, joué par le saxophone, puis j’ai repris le début, mais dans une autre qualité. J’avais commencé à trois heures de l’après midi et vers deux heures du matin, la pièce était terminée. A onze heures de la matinée, la danse a été jouée à la répétition. Le soir, elle était réglée et la générale avait lieu le lendemain.

Les ballets Le Bonheur et Gayaneh ont joué un rôle important dans le développement de la musique instrumentale caucasienne et plus particulièrement arménienne. Avant Khatchatourian, de nombreux compositeurs avaient composé ou arrangé des chants et danses de la musique de ces régions. Rimsky Korsakoff (Schérazade, 1888) et Ippolitov Ivanov (Esquisses Caucasiennes, 1894-1896) avaient ouvert la voie et après eux, Alexandre Spendiarian, élève de Rimsky Korsakoff.

Le compositeur G. Tchébotarian qui a étudié le langage polyphonique de la musique de Khatchatourian précise: Il n’a jamais été attiré par la création d’œuvres polyphoniques propres, fugues, inventions, passacailles, pourtant les principes de ces trois formes polyphoniques trouvent une large application dans son œuvre. Sa polyphonie réside dans une riche polymélodie basée sur les intonations modales et les rythmes métriques du chant populaire arménien…. Il y a presque toujours dans sa musique des éléments de la polyphonie aussi importants que la polyrythmie, la polymétrie, et la polytonalité.  

L’originalité de Khatchatourian aura été sa capacité à créer une musique perçue comme populaire, alors qu’elle est le résultat de son génie créateur, au point qu’après Gayaneh, les ensembles de musique traditionnelle reprirent certains chants et danses comme des musiques traditionnelles. Gayaneh est également une œuvre fondatrice du langage polyphonique et polyrythmique de la musique instrumentale arménienne du XX° siècle. A titre d’exemple, on peut citer l’invention à deux voix, reprise dans le premier album des pièces enfantines pour piano et la Dance d’Aïcha et la Danse du sabre. Dans cette œuvre, le compositeur reprend deux mélodies du ballet Le Bonheur, les superpose en gardant l’ostinato rythmique qui fait office d’accompagnement, il en résulte un chef d’œuvre…Cette musique de Gayaneh, si limpide à l’écoute, est le fruit d’une construction mélodique, harmonique et rythmique très élaborée et orchestrée par un Maitre en la matière !.

Avec Gayaneh,  Khatchatourian a confirmé qu’il était, avec D. Chostakovitch et S. Prokofiev, une des grandes figures de la musique soviétique ! Déjà, il travaille à sa deuxième symphonie, épopée héroïque qui doit évoquer le combat pour la liberté et l’indépendance de la Patrie. Fidèle à son engagement citoyen, il devint en 1943 membre du parti communiste soviétique.

La guerre avait finalement pris fin. Les soldats rentraient dans leur foyer, malgré les immenses pertes et les destructions, le temps était à la paix et la fête de la victoire. Aram Khatchatourian pouvait être fier de lui. Avec son Ballet Gayaneh et la deuxième symphonie, il avait répondu aux attentes de la nation soviétique et du peuple arménien.

 

En 1945, il écrit trois pièces pour deux pianos : Ostinato, Romance, Valse fantastique. Dans son langage musical, le caractère populaire n’est plus aussi dominant. Il semble que le compositeur veuille sortir de son style parfois jugé un peu trop folklorique par les musicologues.

Cette évolution est également manifeste dans son concerto pour violoncelle créé avec succès à Moscou le 30 octobre 1946 par le violoncelliste Slatoslav Koussevitzky sous la direction d’Alexandre Gaouk. Sans avoir la réussite de ses précédents concertos pour piano et pour violon, cette œuvre s’est rapidement imposée dans le répertoire des grands violoncellistes. La même année Aram Khatchatourian compose un cycle vocal inspiré d’œuvres de poètes arméniens. Les deux premières mélodies sont d’Hovanness Toumanian (1869-1923), la deuxième,  Akhtamar, conte l’histoire d’amour d’un jeune homme intrépide et de la belle Thamar. Elle s’achève sur la mort du jeune homme dans les flots du lac de Van. La troisième mélodie Dithyrambe (O chansons, vous faites fausse route), est de Meguertitch Béchiktachlian (1828-1868).

La troisième symphonie

En 1947, l’Union Soviétique se préparait à fêter le trentième anniversaire de la révolution d’Octobre. Pour Aram Khatchatourian, cet anniversaire va se concrétiser par une symphonie qu’il a voulue grandiose. Contrairement aux deux précédentes, elle est en un seul mouvement et ressemble à une grande fresque musicale. Le compositeur reprendra cette forme musicale quelques années plus tard  pour d’autres œuvres concertantes sous le titre de Rapsodie-concertante pour violon (1961), violoncelle (1963), piano (1963).

Pour symboliser les quinze républiques de l’Union, Aram Khatchatourian  choisi d’intégrer à l’orchestre quinze trompettes en plus des trois qui constituent la partie aigüe des cuivres et, chose inhabituelle, intègre un orgue à la formation orchestrale. Quelle est la signification de la présence quasi-soliste de l’instrument dans cette masse sonore déjà chargée ? Il intervient avec un déluge virtuose de notes à l’unisson qui déferlent en vagues montantes et descendantes, créant un certain vacarme au début de l’œuvre, puis s’efface totalement pour revenir  brièvement vers la fin, comme un rappel, toujours en lien avec les quinze trompettes ou en soliste. L’œuvre étant une ode au peuple victorieux et à son « chef », il est possible d’imaginer que le compositeur a souhaité faire figurer cet instrument à titre symbolique en référence à une arme redoutable utilisée par l’armée soviétique et surnommée par les Allemands « orgue de Staline » (Stalinorgel) à cause notamment du rugissement caractéristique que chaque roquette produisait lors de son tir. De plus, le fait que celles-ci soient disposées en rangée sur un châssis de camion, pouvait effectivement faire penser à un ensemble de tuyaux d’orgue.

Contrairement à toutes les œuvres précédentes d’Aram Khatchatourian, cette symphonie n’a pas porté chance au compositeur.  La création s’est faite dans un contexte tendu de début de guerre froide entre l’Est et l’Ouest et de  reprise en main de la part des autorités soviétiques de son élite culturelle et particulièrement musicale. Dans le film sur la vie du compositeur réalisé en 2003 par Peter Rosen, la situation y est très clairement présentée.

Aram Khatchatourian, communiste, citoyen patriote, pensait être au dessus de tout cela, il avait tort ! Celui qui eut la lourde charge de remettre au pas l’élite des compositeurs du pays était un jeune compositeur du nom de Tikhon Krennikov. En 1948, Andreï Jdanov le nomme au poste de secrétaire général de l’Union des Compositeurs Soviétiques. Au cours du congrès des compositeurs, Khatchatourian fut accusé avec Chostakovitch, Prokofiev, Chébaline, Popov, Nikolaï Miaskovsky, Alfred Schnittke et bien d’autres, de formalisme et de tendances antidémocratiques. En d’autres termes, il était reproché à ces grands créateurs d’avoir été influencés par la musique occidentale jugée « décadente ». Sommés de faire amende honorable, ils exprimèrent publiquement leur « mea culpa ».

Le ballet Spartacus

Cette même année, Souren, son frère ainé qui dirigeait à Moscou les nouveaux studios d’art dramatique arméniens  vint à Tiflis et Erevan avec une mission officielle : nouer des rapports étroits avec l’intelligentsia arménienne de Transcaucasie et recruter des jeunes talents. Pour les ramener à Moscou, il obtint l’autorisation de voyager dans deux wagons de marchandises.  Parmi eux se trouvait ses deux frères Aram et Levon. Durant le voyage qui dura 24 jours et pour subvenir aux frais de nourriture, Aram participa comme pianiste, chef d’un chœur improvisé et percussionniste  à des représentations dans chaque gare! Un des participants, Achkhen Mamikonian, professeur aux studios d’art dramatique arméniens remarquant son talent, insista pour qu’Aram Khatchatourian entreprenne de sérieuses études musicales.

Le jeune Aram qui n’a alors que 18 ans, découvre à Moscou un nouveau monde. Guidé par son frère Souren, il s’inscrit aux cours préparatoires de l’Université de Moscou et sera admis à la faculté de physique et mathématique, section biologie. Bien que tout ce monde étudiant soit un milieu très attirant, l’idée de commencer à apprendre sérieusement la musique le poursuivait sans cesse.

Après avoir assisté pour la première fois de sa vie à un récital de piano donné par Nikolaï Orlov, il prend la décision de franchir le seuil de l’un des meilleurs établissements musicaux du pays, l’Institut Gnessine.

            A partir de là, commence pour le jeune homme une nouvelle vie dont on connaît la brillante destinée.

 

Admis à l’institut Gnessin, Aram Khatchatourian entame une étape déterminante pour son  avenir. Pour la petite histoire, je voudrais évoquer un souvenir personnel qui date de l’hiver 1977. Alors que j’étais à Moscou, avec le compositeur A. Babadjanian avec lequel nous préparions un concert à Marseille, celui-ci me proposa de visiter le conservatoire de Moscou. Sur place, il me présente  Michaël Derian, surnommé « Fantômas » à cause de sa calvitie qui le faisait ressembler au héros d’un film en vogue. Professeur de musique de chambre au conservatoire, M. Derian avait été l’un des quatre fondateurs du quatuor Komitas en 1924 ! Durant notre conversation alors que nous parlions d’A. Khatchatourian, cet homme qui l’a bien connu ainsi que ses professeurs me confie avec une certaine malice que le destin du compositeur a probablement été déterminé par son professeur de violoncelle A. Borissiak. En effet, constatant que son élève ne pourrait pas progresser dans cet instrument en raison de son âge et ne pouvant plus le garder dans sa classe, il l’avait « réorienté » vers le professeur de composition….

Les années d’études

D’après les souvenirs d’A. Khatchatourian, son nouveau professeur, M. Ghnessine, était un grand amateur de musique arménienne. Il avait connu personnellement Komitas et A. Spendiarov et dira plus tard de son élève: Les œuvres qu’A. Khatchatourian s’est mis à composer  dès la fin de sa deuxième année étaient si brillantes que l’on envisageait de les présenter au public….  

            En 1929, Khatchatourian est enfin admis au conservatoire, tout d’abord dans la classe de composition de Ghnessine puis  dans celle de N. Miaskovsky.

            Il s’était jusqu’alors cantonné seulement aux pièces instrumentales : Poème (1924) pour violoncelle, Valse caprice et danse, Andante (1926), Poème (1927) pour piano, Danse (1926), Chant Poème (1929) pour violon et piano, Pantomime pour Hautbois (1927).

            Sous la direction de son nouveau professeur, l’étudiant est à présent dans un cursus professionnel et les années qui vont suivre seront jalonnées de chef d’œuvres.

             A la même époque, la Maison de la culture de l’Arménie Soviétique était le siège d’activités intenses. A. Khatchatourian venait y jouer ses œuvres, il écrivait la musique des spectacles présentés par les studios d’art dramatique arméniens dont il écrit de nombreuses partitions comme Le foyer détruit et Khatabala de G. Soundoukian, Bagdassar arpar et Le dentiste oriental de A. Baronian ainsi que Macbeth de Shakespeare. Dans ce foyer, il approfondit ses connaissances de la culture et de l’histoire de son peuple, rencontre Alexandre Spendiarov qui lui apporte son aide, le grand peintre Mardiros Sarian, le chef d’orchestre C. Saradjev, ami de Miaskovsky et Prokofiev, les fondateurs du futur quatuor à cordes Komitas. Toutes ces relations renforcent ses liens avec l’Arménie Soviétique où il retourne en 1929.

  1. Khatchatourian rappellera dans ses écrits un autre fait moins connu : avec d’autres étudiants, il participait régulièrement au chœur de l’Eglise arménienne de Moscou, ce qui renforça sa connaissance de la musique sacrée.

Durant cette période, A Khatchatourian n’est pas indifférent aux orientations politiques de son pays. Au conservatoire, il fait partie d’un collectif de production des étudiants de la classe de composition qui avaient noué des liens très étroits avec les fabriques, usines, et unités militaires pour lesquels ils composaient des œuvres et donnaient des concerts.

Il écrit de nombreux morceaux comme l’Allegretto pour violon et piano, l’Album pour enfant (V.1) pour piano, une suite pour alto et piano, un quatuor à cordes à double fugue (1931), une sonate pour violon et piano (1932), des pièces pour orchestre ou ensemble de vents. Dans toutes ces œuvres on trouve chez le jeune compositeur une influence de la musique russe mais aussi de l’impressionnisme musical de la musique française de M. Ravel et C. Debussy. Durant ces années, l’étudiant cherche à établir dans son langage musical un lien entre un univers culturel arménien ou caucasien qu’il affectionne et les acquis de la musique classique.  Le jeune musicien n’est pas le premier à vouloir transposer la musique du Caucase à travers les instruments classiques, mais son talent va bientôt le placer au-dessus de ses prédécesseurs ou contemporains.

Les premiers succès

La visite de Serge Prokofiev à la classe de N. Miaskovsky en 1933 va donner à l’étudiant une perspective musicale inattendue. Durant la visite, le grand compositeur russe écoute les œuvres des élèves de la classe et remarque son Trio pour violon, clarinette et piano. Dès son retour à Paris, l’œuvre sera présentée au public parisien. Une consécration !

            Le Trio est une œuvre originale très représentative de la musique populaire du Caucase, dont le final est écrit à partir d’un thème Uzbek. A travers des instruments classiques, le compositeur évoque les sonorités du duduk, (instrument populaire arménien), du kémencha (instrument à cordes populaire). Dans sa Toccata (1932), une de ses compositions la plus jouée, le piano semble imiter le deol, instrument à percussions Caucasien. En 1933, A. Khatchatourian présente une Suite de danses symphoniques qui marque une étape importante de l’évolution de son langage musical. Les deux premières parties sont arméniennes, on y retrouve une chanson connue  tchem ou tchem  et une danse. Les parties suivantes développent des mélodies ouzbeks et, dans le finale, on remarque une Lesguinka, danse géorgienne. Comme dans ses œuvres précédentes, on retrouve dans son langage musical une profusion mélodique, une utilisation originale de la polyphonie, un dessin rythmique très net. C’est un compositeur qui s’affirme comme un virtuose de l’orchestration.

Il obtient son diplôme de fin d’études en 1934 avec sa première symphonie, Arménie, un voyage musical imaginaire à travers le passé et le présent de l’Arménie, un pays et un peuple qui commence à bâtir un nouvel avenir. En même temps, elle représente la somme des recherches créatrices du compositeur à cette époque, inaugurant une étape nouvelle de sa vie de musicien, lequel décide de poursuivre durant deux années encore le troisième cycle de perfectionnement.

Aram Khatchatourian est issue d’une génération d’arméniens qui a connu une situation conflictuelle permanente entre le besoin d’affirmer une identité nationale en plein développement à l’époque tzariste et la nécessité de s’adapter à l’idéologie soviétique. On constate, dès le début de son œuvre, un compromis entre un sentiment national exacerbé par le besoin de survie après le génocide et une ouverture politique vers la culture des autres peuples, y compris ceux qui ont contribué à la destruction de la nation arménienne.

Dans sa première symphonie, A. Khatchatourian prend position et s’affirme comme un compositeur arménien. Elle sera créée le 23 avril 1935 dans la salle du Conservatoire de musique de Moscou, officiellement à l’occasion du 15° anniversaire de l’instauration de l’Arménie Soviétique. Faut-il rappeler que cette date se situe la veille du vingtième anniversaire du génocide arménien ? Un non-événement en Union Soviétique à cette époque.

L’année 1935 sera déterminante pour l’avenir du jeune compositeur qui s’affirme avec sa symphonie comme un des talents les plus prometteurs de sa génération. Il écrit la musique du film « Pepo », une composition qui marque les débuts de sa carrière cinématographique et l’amènera à composer plus de quarante œuvres pour le théâtre et le cinéma.

Aram Khatchatourian termine brillamment ses études musicales en 1935, avec la création de sa première symphonie. Diplômé et jeune marié, il lui faut à présent entrer dans la vie professionnelle. Nombreux, sont ceux qui le considèrent déjà comme l’un des grands espoirs de la nouvelle musique « soviétique ». La culture connaît à cette période, un grand développement en Union Soviétique. Dès 1936, après l’adoption d’une nouvelle Constitution, des Décades littéraires et artistiques des différentes républiques sont organisées à Moscou. Des artistes étrangers inscrivent à leurs programmes des œuvres musicales inconnues et nouvelles de compositeurs comme Hindemith, Schoenberg, Berg ou Honegger.

            Deux années seulement après la fin de ses études, Aram Khatchatourian est élu vice-président du comité d’organisation de l’Union des Compositeurs de l’URSS. A ce titre, sa mission est de favoriser la naissance d’une musique multinationale soviétique ! En 1938, il devient député de la République Socialiste Soviétique d’Arménie et l’opéra Spendiarian d’Erevan lui commande un ballet, « Yertchangoutioun », (Le bonheur), pour la décade arménienne à Moscou de 1939. Le jeune compositeur, très attiré par le cinéma, qui a déjà écrit la musique de Pepo (1935), d’après le drame de G.  Soundoukian et composera celle du film  Zanguézour, (1938) qui évoque la révolution et la guerre civile en Arménie.

Les premiers chefs d’œuvres

Le compositeur va s’imposer dans un genre purement musical : le Concerto, qui nécessite une maitrise de l’écriture instrumentale du soliste et un discours musical autonome qui ne peut s’appuyer sur aucun autre support, visuel ou dansé.

Le premier concerto pour piano et orchestre composé en 1936 marque une étape importante pour le compositeur.  Khatchatourian va prouver sa capacité à innover, tout en restant fidèle à la tradition musicale populaire.

Dès les premiers accords de l’œuvre, l’orchestre commence avec des accords dissonants qui semblent apporter une couleur « moderne ». A la première analyse, on se dit que cela devrait sonner faux, il n’en est rien. Le compositeur utilise un procédé que l’on pourrait appeler de « la note à coté » qui consiste à rajouter dans des accords simples, des notes étrangères à l’harmonie, ce qui entraine des frottements sonores ! Un procédé que l’on retrouve en France chez Darius Milhaud ou Francis Poulenc.  Khatchatourian s’en sert pour retrouver des couleurs musicales proches de celles des instrumentistes populaires entendues durant son enfance à Tiflis.

Le motif principal du premier mouvement est constitué de trois notes évoquant sans aucun doute une formule musicale très présente dans la liturgie arménienne. Khatchatourian reprend le fameux « Dam » qui soutient le chant des Dudugs. Il le fait sous des formes originales : basse continue, rythme continue, formule musicale continue. Parfois, une mélodie populaire se retrouve même accompagnée d’une musique écrite à partir d’une gamme pentatonique qui rappelle la musique asiatique.

Le second mouvement a pour thème une ancienne chanson arménienne de Tiflis. Khatchatourian lui donne une grande noblesse et innove en utilisant dans l’orchestration un instrument quasi-inconnu, le Flexatone.

Le final est d’une dynamique exubérante. Dès les premiers accords, on a comme l’impression d’entendre un Charleston, danse très à la mode en Occident à cette époque. Le motif principal, très virtuose, est composé à partir d’une formule de trois notes formant une tierce mineure  descendante que l’on retrouve dans certains chants recueillis par Komitas. Enfin, le langage musical et la technique pianistique évitent tous les clichés de la tradition classique.

Le concerto, sera créé en 1937 à Moscou par le pianiste Lev Oborine, obtiendra un succès immédiat et sera peu après joué des dizaines de fois aux Etats-Unis. Dimitri Chostakovitch dira de cette œuvre que « Derrière l’éclat et le brio de cette œuvre, on pouvait déceler une pensée profonde et un élan symphonique encore plus puissant que dans la première symphonie.

Le concerto pour violon

Durant l’été 1940, Khatchatourian, écrit en deux mois et demi une de ses plus belles œuvres, le concerto pour violon et orchestre. Quelques semaines plus tard, l’œuvre est créée à Moscou dans la nouvelle salle Tchaïkovski, par le jeune violoniste David Oïstrakh, en présence des compositeurs Prokofiev, Maïakovski et Chostakovitch. Les réactions enthousiastes du public et de la presse sont telles que les interprètes ne tardent pas à inscrire cette œuvre à leur répertoire.

Le concerto pour violon est l’expression même du lien qui unit le compositeur à la musique arménienne. Plus encore que dans  le concerto pour piano, l’écriture pour le violon permet à Khatchatourian de donner aux mélodies une expression d’une grande intensité. Dès le premier thème du soliste, le compositeur reprend et développe habilement un motif de trois notes proche de celui du  final du concerto pour piano qui se prolonge sur une version très virtuose de la chanson populaire arménienne Kélé Kélé. Il utilise, comme dans le concerto pour piano des gammes souvent qualifiées «arméniennes » et le « Dam ». L’inspiration mélodique de Khatchatourian se libère pleinement dans l’écriture pour le violon. En même temps, l’expression est sans cesse soutenue par une rythmique très dynamique. Lorsque l’orchestre, spécialement les violoncelles, chantent, le soliste exprime toute sa virtuosité et c’est un vrai festival de rythmes et de couleurs.

Le deuxième mouvement, comme dans le concerto pour piano, commence par faire chanter les instruments graves de l’orchestre. L’introduction est prometteuse, on attend, ou plutôt, on espère, l’arrivée du soliste. Ces harmonies modales  n’ont aucune ambition moderniste, elles annoncent dans la plus grande simplicité, l’arrivée d’un des plus beaux thèmes écrits par le compositeur. Après ces moments sublimes, succède un épisode orchestral surprenant qui nous transporte dans l’atmosphère mystique de l’Arménie de Sayat Nova, suivi d’un rythme de danse. Après l’émotion, voici venir le temps de la fête, le  mouvement final dans lequel le compositeur invente une forme arménienne du rondo classique. Le merveilleux thème de danse et la virtuosité du soliste font de ce final un festival de couleurs et de rythme.

Le succès du concerto pour violon ne s’est jamais démenti. L’œuvre, plus encore que le concerto pour piano, a pris sa place dans le répertoire classique de la littérature pour violon et orchestre, c’est pourquoi, elle est jouée par les plus grands solistes.

Peu après la création du concerto, l’Union Soviétique rentre en guerre contre l’Allemagne Nazie. Aram Khatchatourian cherche alors à s’engager pour participer à la lutte, mais les responsables de l’Union refuseront son engagement et avec une grande partie de l’élite culturelle, il sera envoyé à l’abri dans la ville de Perm, dans l’Oural.

Alors que le monde devenait un immense champ de bataille, le compositeur entreprend la  composition d’un ballet dédié à la fraternité des peuples soviétiques. Ne soyons pas surpris, durant la première guerre mondiale, son ami, le peintre Mardiros Sarian, bouleversé par  la vision des rescapés du génocide, commença à peindre de magnifiques bouquets de fleurs…..

Au début des années quarante, Aram Khatchatourian est déjà un compositeur comblé, le succès de ses premiers chefs d’œuvres comme la Toccata pour piano, la première symphonie, le concerto pour piano et orchestre et  pour violon,  font de lui l’un des musiciens soviétiques les plus connus en Union Soviétique et à l’étranger. Il lui reste pourtant à confirmer ces succès.  

Durant le début de la guerre contre l’Allemagne nazie, Khatchatourian assume à Moscou sa fonction de vice-président du Comité d’organisation de l’Union des Compositeurs Soviétiques. Des concerts sont programmés pour les combattants et pour les blessés dans les hôpitaux. Il compose des chants patriotiques comme Mère Baltique, Ceux de l’Oural se battent comme des lions, Fier Oural, la chanson Capitaine Costello dédiée à l’exploit légendaire d’un pilote qui dirigea son avion touché par l’ennemi contre un convoi militaire. Il compose des marches, une Fantaisie russe, la musique du film Numéro 117, Le carillon du Kremlin et en 1944, l’Hymne national de la République d’Arménie.

Le ballet Gayaneh

En 1940, Le théâtre Kirov de Leningrad avait proposé à Khatchatourian d’écrire un nouveau ballet en utilisant la musique du ballet Le bonheur (1939) à partir d’un livret de C. Derjavine. A la demande du compositeur, certains personnages du précédent livret sont conservés. Alors que Le Bonheur était une représentation artistique de la vie rurale arménienne, le sujet du nouveau ballet est une grande fresque de « La fraternité des peuples Soviétiques ». L’argument du ballet est tiré d’un drame d’amour :

L’action se passe en Arménie soviétique durant la guerre patriotique dans un Kolkoz. La belle Gayaneh est marié à un homme dont la paresse et l’envie le poussent à s’allier aux ennemis du pouvoir soviétique. Démasqué, il met le feu au village, blesse Gayaneh et s’enfuit en emmenant son fils comme otage. Poursuivi par le commandant d’un détachement de l’Armée rouge, il est rejoint et capturé. Gayaneh épousera son sauveur.

Le premier acte est une illustration de la vie du peuple : Cueillette du coton, Danse du coton, Danse des hommes. Au deuxième acte on trouve la Danse des jeunes tapissières et au troisième, les Danses Kurdes, viriles et pleines de fougue. Le final est une suite de mélodies et danses du folklore des peuples de l’Union Soviétique. On y reconnaît une Lesguinka russe, un Gopak Ukrainien, les danses Arméniennes Chalakho et Ouzondara. A noter que le titre du ballet est un nom à résonance chrétienne très marquée. Gayaneh est en effet avec Hripsimé, le symbole antique de la conversion des arméniens.

Le ballet sera créé par le ballet Kirov de Leningrad dans la ville de Perm où la troupe avait été évacuée durant la guerre. Il fut repris au Théâtre Spendiarian d’Erevan, puis au Bolchoï à Moscou et dans de nombreux pays. Les trois suites symphoniques du Ballet, font partie du répertoire des plus grands orchestres symphoniques, sans compter les multiples transcriptions pour ensemble d’instruments à vent ou autres.

Dans chaque mise en scène, les chorégraphes se sont attachés à interpréter la partition pour actualiser certains passages, ce qui nécessiterait certaines modifications de la part du compositeur , la révision de la partition et le rajout de certains morceaux.

La Danse du sabre

Profondément marqué par ces critiques, Khatchatourian se consacra alors intensivement à la musique de film (Vladimir Ilitch Lénine, 1948 ; la Bataille de Stalingrad, 1949) et à partir de 1950, étendit ses activités à deux nouveaux domaines : l’enseignement (à l’institut Gnessine et au conservatoire de Moscou) et la direction d’orchestre. En 1950, le compositeur séjourna en Italie, comme membre d’une délégation soviétique, et, peu après, travailla à la partition du ballet Spartacus (1952-1954), dont le sujet à la fois historique et révolutionnaire est la révolte des esclaves à Rome en 73 av. J.-C. Ce choix fut dans un premier temps l’objet de critiques de la part des censeurs. Une information donnée au compositeur par un académicien d’Arménie, selon laquelle Spartacus était parmi les héros préféré de Karl Marx, balaya toutes les critiques. Le ballet Spartacus fut terminé le 22 février 1954, mais la première eu lieu en 1957, au Théâtre Kirov de Leningrad. Avant cela, des suites symphoniques de Spartacus avaient déjà été jouées en concert. Le succès fut immédiat et le ballet a été considéré comme le sommet de l’œuvre du compositeur, marquant son retour en grâce auprès des responsables du régime.

Aram Khatchatourian avait entreprit dès 1950 une carrière de chef d’orchestre. Il parcourut l’Union Soviétique, les pays « frères » et finalement le monde entier, dirigeant ses œuvres avec les plus grands orchestres. Il eut l’occasion de rencontrer les plus grandes personnalités du monde de la culture et de la politique. Partout où c’était possible, il veillait à rencontrer ses compatriotes arméniens, ce qui le rendit populaire dans la diaspora. La liberté dont il jouissait pour ces voyages en a fait la cible favorite des critiques musicaux ou des journalistes qui le considéraient à tord comme un représentant de la propagande soviétique. Malgré cette opposition, les plus belles pages du compositeur comme sa Danse du sabre, son concerto pour violon, Mascarade et le Grand duo de Spartacus, ont toujours gardé les faveurs du public et restent présentes dans la vie musicale.

Le compositeur est mort le 1° mai 1978 à Moscou mais ses obsèques eurent lieu en Arménie où il repose au Panthéon de la Nation, au coté d’un autre géant de la musique, Komitas.

Cinq ans plus tard, Tikhon Krennikov,  celui là même qui condamna Khatchatourian, écrivit : Khatchatourian a créé une musique rayonnante de la chaleur et de la sincérité d’une grande âme humaine, une musique tournée vers l’homme…. Nous, ses confrères, de même que des millions de mélomanes en Union Soviétique comme dans bien d’autres pays, avons toujours prêté une oreille attentive au message d’Aram Khatchatourian. Et ce message était invariablement celui d’un musicien soviétique, porte parole du grand pays du socialisme, le message d’un compositeur et d’un communiste.

Le musicien, décoré des plus grands titres dans le monde entier, aimait se rendre en Arménie rappelant en permanence qu’il restait intimement lié à ce pays. Le plus bel hommage lui fut rendu par le grand peintre Mardiros Sarian : Quand je pense à l’œuvre de Khatchatourian, j’ai devant les yeux l’image d’un arbre puissant, magnifique dont les immenses racines plongent dans le sol natal et qui s’est nourri des sucs les meilleurs.

Alexandre Siranossian

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