L’épopée arménienne dans le théâtre et l’art lyrique

La dernière publication des éditions Sources d’Arménie, Les métamorphoses de Tigrane, (octobre, 2014), écrit par Alexandre Siranossian avec la collaboration de Maxime Yevadian, apporte des informations précieuses pour ceux qui s’intéressent à la présence arménienne dans le théâtre classique et l’art lyrique. On peut y découvrir un répertoire de 646 titres parmi lesquels 63 œuvres dramatiques, majoritairement inconnues des spécialistes.
Nous présenterons celles dans lesquelles la matière arménienne est significative et enrichit le patrimoine arménien.

LE THÉÂTRE

Les débuts
Les auteurs de langues française, italienne et espagnole, vont fortement s’intéresser à l’Arménie, pourtant, c’est dans la langue de W. Shakespeare que l’on trouve la première œuvre de notre sélection.
A King and no King (Un roi et aucun roi), tragi-comédie de Francis Beaumont et John Fletcher, a été créée à la cour du roi d’Angleterre en 1611 (la même année que La Tempête de W. Shakespeare). Soucieux de démontrer que seules les personnes de sang royal peuvent avoir des sentiments élevés et faire des choix dépassant les intérêts personnels, ces deux auteurs choisissent pour illustrer leur propos un
roi d’Arménie imaginaire du nom de Tigrane.
En France
Les tragédiens français se sont surtout intéressés à deux périodes de l’histoire de l’Arménie : celle des Artaxiades et celle des Arsacides. On retrouve dans leurs œuvres les personnages de Tigrane II et TigraneVI, Tiridate Ier, Radamiste et son épouse, la reine Zénobie. Les librettistes italiens s’en inspireront pour écrire quelques drammi per musica (drames pour musique), un art musical nouveau, créé à Florence au début du XVII e siècle.
Les tragédies ou tragi-comédies les plus significatives sont : Arsace,(1630) de Claude Delidel ; Eurymedon ou l’illustre pirate (1637),de Desfontaines Nicolas Mary ; L’amour Tyrannique (1640) de Georges de Scudéry; Le triomphe des cinq passions (1642) de Gillet de la Tessonnerie ; Polyeucte  (1643) et Nicomède (1652) de Pierre Corneille; Antiochus (1666) de Thomas Corneille; Zénobie,  reyne d’Arménie (1653) de Pousset de Montauban; Rhadamiste et Zénobie, (1711) de Prosper de Crébillon et Stratonice (1756) ; Les Arsacides,(1775) de Perrauld de Beaussol et, beaucoup plus tardivement, Tigrane ou les fils de Mithridate (1858),de Pierre Jean Baptiste Dalban. On y trouve deux célèbres comédies :
L’étourdi ou les contretemps (1653) de Jean-Baptiste Molière, et, la même année, Don Japhet d’Arménie de Paul Scarron.
Deux citations de Corneille et Molière sont entrées dans la postérité : dans Nicomède de Corneille: (acte V, scène 6), Laodice reine d’Arménie, s’adressant à Arsinoé :
« Je ne veux point régner sur votre Bithynie. Ouvrez moi seulement les chemins d’Arménie » ; L’étourdi de Molière :
(acte IV) : « Mais les Arméniens ont tous par habitude, certain vice de langue à nous autres fort rude : c’est que dans tous les mots ils changent nis en rin, et pour dire Tunis, ils prononcent Turin. »

 

Roi ou prince d’Arménie dans La Doriclea,1645 ;Arsinoe, 1655 ; Il Tigrane, Rè d’Armenia, 1697 ; La clemenza d’Augusto, 1697 ; Rosane imperatrice degli Assirii, 1699 ; La costanza trionfante degl’amori e degl’odii (Le triomphe de la constance sur l’amour et la haine), 1716 ; La Ginevra, 1721 ; Farasmane, re di Tracia, 1743 ; Nicoraste, re di Tracia, 1745 et Alessandro in Armenia, 1768 ; roi de Mauritanie, Caligula delirante, 1672 ; seigneur d’Abido, Il Leandro, 1679 ; fils du roi de Perse, La moglie nemica (l’épouse ennemie), 1694 ; roi de Chypre, L’Erifile, 1697 ; favori du roi de Syrie, Stratonica (Stratonice),1707 ou encore prince des Mèdes, Cleante, 1752 . On constatera également un cas de «Tigranisation» pour la reprise vénitienne de l’opéra Griselda, 1720 et 1728 : le personnage de Roberto y sera remplacé par Tigrane, prince d’Athènes.

Quelques-uns des compositeurs concernés par ce chapitre, comme F. Cavalli, T. Albinoni, A. Scarlatti ou A.Vivaldi sont les plus importants de leur époque.
Le costume des princes-négociants arméniens : comme dans le théâtre, quelques œuvres lyriques témoignent de l’influence des marchands arméniens dans l’Europe moderne, importance attestée par de nombreux historiens. Il s’agit surtout de personnages en costume arménien ou déguisés en marchands de bijoux et diamants.
Sur les huit œuvres sélectionnées,trois méritent notre attention : L’Armeno, créé en 1698 à Düsseldorf peu avant le départ d’Israël Ory, fils d’un Mélik du Karabakh,pour une mission de libération de l’Arménie du joug perse. Dans ce divertissement de carnaval, apparaissent des personnages déguisés en marchands arméniens en possession d’un soi-disant secret de longévité transmis par le patriarche Noé ;
La Partenope, où le personnage principal, Rosmira, se fait passer pour un prince arménien échoué sur les rives de la future ville de Naples, et La Mariamme, 1696, où l’intrigue se situe en Judée, à l’époque du roi Hérode. Parmi les personnages principaux, le roi d’Arménie, Tiridate, marchand de bijoux, s’éprend de Mariamme, épouse d’Hérode, au grand désespoir de sa promise…
Nous avons tenté de résumer ici, deux siècles de création lyrique.Nous invitons le lecteur qui souhaiterait approfondir ce sujet jusque-là inconnu, à se reporter à l’ouvrage Les métamorphoses de Tigrane , publié par Sources d’Arménie en octobre 2014.

Alexandre Siranossian

 

Contre toute attente, c’est la tragédie de Crébillon, auteur oublié, qui obtient avec Rhadamiste et Zénobie le succès le plus considérable.Cette œuvre reste la plus jouée de l’histoire du théâtre français jusqu’à la révolution de 1789.

Italie

Dans les États Italiens le théâtre aurait certainement occupé une place très importante si la naissance de l’art lyrique n’avait détourné les vocations littéraires vers l’écriture de textes destinés à être mis en musique et pour lesquels la demande était très forte, particulièrement à Venise.
Parmi la trentaine d’œuvres sélectionnées, certaines sont écrites à partir de sujets historiques ou religieux :
Zenobia, regina d’Armenia (Zénobie reine d’Arménie) de Giovanni Antonio Ansaldo (1626); Polietto (Polyeucte) de Girolamo Bartolommei (1632), une oeuvre qui devance de dix années la tragédie de Pierre Corneille. Tiridate ossia il trionfo della religione in Armenia (Tiridate ou le triomphe de la religion en Arménie), comédie de Giuseppe Maria Salvi, (m.XVIII e ) met en scène l’histoire de la conversion de l’Arménie. Parmi les personnages, certains, comme Tiridate III, roi d’Arménie, Grégoire, Premier Ministre, ou Gayaneh et Hripsimé sont des saints vénérés par le peuple arménien. D’autres oeuvres concernent l’empereur Néron: Il Nerone de Biancolelli Niccolo, (1666) et Il Nerone ossian le smanie amorose di barbaro dominante (Néron ou les Folies amoureuses du barbare dominateur), de Leva Don Fer nando, (1675) associant Néron au roi d’Arménie Tiridate Ier. Une troisième, Nerone dichiarato Cesare (Néron déclaré César) (1702), mélodrame anonyme, réunit l’empereur à Tigrane (VI) roi d’Arménie.

W.A. Bouguereau (1825-1905) Zénobie retrouvée par les bergers sur les bords de l’Araxe, huile s/toile 1850. Paris ENS des Beaux-Arts

Notons une œuvre très originale: La Regina statista d’Inghilterra et il conte di Esex (La reine Statista d’Angleterre et le comte d’Essex), de Biancolelli Nicolo, (1674). L’auteur s’inspire d’un fait historique : la liaison amoureuse d’Elisabeth I, reine d’Angleterre, et du comte d’Essex. Le texte est particulièrement intéressant en raison de l’évocation du déguisement du marquis de Roccaforte en négociant arménien de bijoux, or et pierres précieuses.
Si Carlo Goldoni occupe une place prépondérante dans notre sélection, c’est qu’il a bien connu les Arméniens de Venise. La famiglia dell’antiquario ossia La suocera e la nuora, (La famille de l’antiquaire ou la belle-mère et la bru) (1749), contient une scène dans laquelle les personnages font semblant de parler arménien ; I pettegolezzi delle donne,(1751), permet à Goldoni de faire référence à un vieil Arménien, vendeur de « bagigi » (amuse-gueules) sur la place Saint Marc. Dans La sposa Persiana, (L’Épouse persane) (1753), les deuxième et troisième volets de la tragi-comédie se déroulent dans la ville de Djoulfa (Perse). L’auteur y met en scène des marchands arméniens originaires de cette ville, qu’il pouvait croiser à Venise.

Espagne

Les deux comédies sélectionnées retracent les débuts du christianisme en Arménie. La première, San Bartolome en Armenia de Don Christoval de Monroy y Silva (1649), met en scène le martyre de l’apôtre St Barthélemy, quant à la seconde Daniel de Ley de Gracia y Nabuco de la Armenia (Daniel par la grâce de Dieu et Nabucco d’Arménie) de Anorbe y Corregel Tomas, (1733), elle raconte la conversion du roi Tiridate III. Le scénario met en scène des figures sacrées de l’Église arménienne comme le roi Tiridate, Saint Grégoire l’illuminateur, Sainte Gayaneh et Sainte Hripsimée !
Il reste probablement dans l’Europe moderne quelques tragédies ou comédies à localiser, surtout en Europe du nord et au Portugal, où nous nous sommes peu aventurés dans le cadre de nos recherches. Nous invitons donc les jeunes chercheurs à prendre la relève comme nous l’avons fait…

La musique baroque, redécouverte au milieu du XXe siècle, a donné naissance à un immense répertoire lyrique dans lequel figure l’Arménie. Au moment de présenter ce patrimoine de près de six cents œuvres, nous avons écarté celles dans lesquelles l’Arménie est seulement citée ou associée à la mention de tigres ou de forêts, du fleuve Araxe ou de la ville d’Artaxata.
Conçus à partir de sources tantôt historiques, tantôt imaginaires, ces opéras sont avant tout des divertissements princiers ou populaires, écrits pour le temps du carnaval. Les situations les plus dramatiques y sont souvent résolues dans les dernières scènes par un coup de théâtre, une lettre, la découverte d’un tatouage révélateur ou les souvenirs d’une nourrice, provoquant une réconciliation générale et conduisant à la clémence du roi envers les coupables.
Notre sélection sera présentée en sept parties :
L’Arménie au temps du Grand Cyrus : ce chapitre se compose de dix livrets lyriques, dont trois portent le titre de Ciro in Armenia (Cyrus en Arménie). Les personnages principaux, Tigrane, fils du roi d’Arménie ou roi d’autres contrées, Cyrus, roi de Perse, et Thomyris, reine des Massagètes, sont réunis dans un célèbre livret de Domenico Lalli mis en musique par les plus grands compositeurs de
l’époque : Alessandro Scarlatti, Tigrane overo l’egual impegno d’amore e di fede (Tigrane ou l’engagement véritable de l’amour et de la foi), 1715 ; Tomaso Albinoni, 1716, L’amor di figlio non conosciuto (L’amour du fils inconnu) ;
Reinhard Keiser, 1717 et Johann Adolph Hasse, 1749, Die großmütige Tomyris (Tomyris, la Magnanime).

Les Artaxiades : ce chapitre concerne dix-neuf œuvres dont les livrets se réfèrent à différentes périodes de la vie du roi Tigrane II. Quinze livrets comportent un Tigrane :
L’amante fortunato per forza, (L’amant chanceux malgré lui),1684 ; L’humanità nelle fiere overo il Lucullo (La cruauté humaine ou Lucullus), 1691 ; Il delizioso ritiro di Lucullo (Lucullus ou les délices de la retraite), 1698 ; Mitridate in Sebastia, 1701 ; Mitridate, 1728, Bérénice 1741 ; Pompeo in Armenia, 1744 ; Pompeo magno in Armenia, 1755 ; Cantata a tri voci, 1780 et Pompeo in Siria, 1825. Le plus représentatif est sans doute Tigrane, re d’Armenia de Pietro Antonio Bernardoni, créé à la cour de Vienne en 1710 avec une musique d’Antonio Maria Bononcini, et repris par Francesco Silvani en 1724. Sa révision par Carlo Goldoni en  1741, sous le titre de Tigrane, sera reprise par des dizaines de compositeurs et représentée dans toute l’Europe.
Enfin, quatre autres sont inspirés du Nicomède de Pierre Corneille : Il Nicomede in Bitinia, 1677 ; La verità nell’inganno (La vérité dans l’erreur),1713 ; Nicomede, 1728 ; Attalo re di Bitinia (Attale, roi de  Bithynie),1780.
Les Arsacides : Ce chapitre est dominé par deux épisodes historiques importants : la dramatique traversée du fleuve Araxe par Radamiste et son épouse, la reine Zénobie, et le couronnement par l’empereur Néron du roi d’Arménie, Tiridate Ier. L’histoire de Zénobie fut reprise par de nombreux librettistes, sous des titres très divers : La Zenobia di Radamisto, 1662, 1686 ; Tiridate, 1665, 1668 ; Il Radamisto, 1698, 1707,
1714 ; La costanza in cimento o sia Il Radamisto (Radamiste ou la constance en péril), 1714, (La) Zenobia, 1672, 1737, 1800 ; Radamisto ovvero la fede nelle aventure (Radamiste ou la foi envers et contre tout), 1695 ; L’amor tirannico (L’amour tyrannique), 1710. Le livret Zenobia de Pietro Metastasio, repris par des dizaines de compositeurs, donnera une dimension européenne à ce drame familial antique.
Les œuvres concernant Néron sont : Amor tra l’armi overo Corbulone in Armenia (L’amour en guerre ou Corbulon en Arménie), 1673 ; Nerone fatto Cesare (Néron fait empereur),1693 ; Il Nerone, de Giulio Cesare Corradi, 1679 ; Il ripudio d’Ottavia, 1699 ; Die durch Blut und Mord erlangete Liebe oder : Nero (L’amour obtenu au prix du sang et du meurtre ou  Néron), 1705 ; Die römische Unruhe, oder Die edelmütige Octavia (Les troubles romains ou la noble Octavie),1705 ; Nerone, 1721.
Les guerres romaines : trois livrets sont concernés :
Trajano (Trajan), 1723 ; Le Temple de la Gloire, 1745, opéra ballet de Francois Marie Arouet, dit Voltaire, et musique de  Jean Philippe Rameau. Le lien avec l’Arménie est le déroulement du IVe acte dans la ville d’Artaxata. Dans Lucio Vero, 1700, qui se déroule sous le règne de l’empereur Marc Aurèle,l’héroïne est Bérénice, reine (imaginaire) d’Arménie.
Repris sous divers titres par des dizaines de compositeurs italiens et allemands, ce livret connut un immense succès.
La conversion de l’Arménie au christianisme : ce chapitre comporte deux versions musicales inspirées de la tragédie Polyeucte de Pierre Corneille : Poliuto, 1838, de Salvatore Cammarano, musique de Gaetano Donizetti et Polyeucte, 1878, de Jules Barbier et Michel Carré, musique de Charles Gounod.

Tigrane et l’identité vénitienne : les liens qui unissent la « Sérénissime » au peuple arménien sont connus. On en retrouve témoignage dans le patrimoine lyrique vénitien. Le personnage de Tigrane, créé en 1611 au théâtre, et en 1645 dans l’art lyrique, était très apprécié du public vénitien. Tigrane est présent dans dix neuf livrets, presque tous vénitiens, et dans des rôles très divers :

 

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