Novembre 1963, la Jeunesse Arménienne de France organise son quatrième festival artistique et culturel à Paris. Etudiant au conservatoire de Genève et passionné par la musique arménienne, je participe au concours du festival. Dans le jury, je remarque une très vieille dame, Marguerite Babaïan, célèbre cantatrice qui joua un rôle déterminant dans le succès de Komitas à Paris. En la regardant, courbée par le poids de ses 90 ans, mais souriante et au regard éclairé, il m’a semblé que le temps était revenu en arrière…..
La statue de Komitas érigée au cœur de Paris illustre la reconnaissance du génie et du martyre d’un grand homme et de son peuple mais pas seulement. Ce choix est aussi un hommage rendu au mouvement armènophile et à la musique arménienne très présente à Paris dès le début du XX° siècle. L’écrivain-poète Archag Tchobanian et la cantatrice Marguerite Babaïan, admirateurs et amis de Komitas y ont largement contribué. Ils organisent dès 1906 des conférences et concerts dans toute l’Europe, participent à de nombreuses manifestations en particulier à la Sorbonne en avril 1916 et enfin, en 1919, organisent le transfert de Komitas de l’hôpital Turc de Chichli à celui de Ville Evrard puis Villejuif près de Paris et la venue des cinq disciples de Komitas à Paris. Membres fondateurs de l’association des amis de Komitas qui a sauvegardé et publié l’œuvre du Maitre, ils ont participé jusqu’à leur dernier souffle à de multiples manifestations et hommages.
Concernant Marguerite Babaïan, cette image d’interprète privilégiée de Komitas a occulté une autre réalité : celle d’une personnalité éminente de l’avant-garde musicale française et d’une grande spécialiste des musiques populaires de nombreux pays. Plus tard, une autre cantatrice, Cathy Berberian, épouse du compositeur Luciano Berio, deviendra mondialement célèbre en associant elle aussi les musiques populaires et contemporaines dans ses concerts.
Marguerite Babaïan, était originaire du Caucase. Son père, Avedik, originaire de Gumri avait fait ses études médicales à Tiflis, St Petersburg et en Allemagne. Sa mère Sophie était professeur et excellente pianiste. Dans les années 1880, la famille s’installe à Tiflis. Les trois enfants : Marguerite, Armenouie et Chouchi reçoivent une éducation de haut niveau grâce à des personnalités comme Lazare Arayan.
Marguerite naît en 1873 et fait des études musicales au conservatoire de Tiflis. Elle a comme professeur de piano Ippolytov-Ivanov (auteur des célèbres Esquisses Caucasiennes) et Alikhanov et dès l’âge de quinze, donne ses premiers concerts.
Douée d’une voix naturelle exceptionnelle, elle s’oriente finalement vers le chant. La jeune fille, ne se contente pas de ses qualités musicales : elle s’intéresse à la musique populaire du Caucase et au développement de la musique arménienne, écrit des articles dans la presse et donne des cours de chants au conservatoire.
Paris 1900…
La famille Babaïan s’installe à Paris. Marguerite prends des cours de chant avec la légendaire Pauline Viardot avec qui elle entretien rapidement des liens amicaux. Membre du milieu musical parisien, le plus réputé mais aussi le plus difficile du monde, elle devient l’interprète préférée et l’amie d’ avant-gardistes comme les compositeurs Claude Debussy, Maurice Ravel ou les musicologues Romain Rolland, Pierre Aubry et Louis Laloy. Le monde musical de ce temps s’intéresse à la fois à la musique ancienne, populaire et contemporaine grâce à la Société de Musique Internationale ou la Schola Cantorum. L’exposition universelle de 1900 à Paris à l’origine de conférences et concerts consacrée aux musiques des peuples du monde donnera un nouvel élan à la création musicale. La musique arménienne va bénéficier de cette ouverture culturelle, tout d’abord avec les étudiants arméniens de la Schola qui réussiront à publier un recueil de mélodies harmonisées par leurs professeurs dès 1900. Des musicologues comme Pierre Aubry étudient la musique populaire et religieuse arménienne et donnent des conférences. Le concert du 1° décembre 1906 révélera Komitas au monde musical parisien mais servira également de tremplin pour la jeune chanteuse : Je lui connaissais depuis longtemps une voix souple, étendue et d’un timbre exquis, mais je ne lui connaissais pas encore cette netteté d’émissions ni cette puissance qui a tenu la salle entière charmée et comme fascinée. Nous lui devons peut être les meilleurs moments du concert. (Louis Laloy)
Une artiste internationale et originale
Marguerite Babaïan, préfèrant le concert à l’opéra, a créé d’innombrables mélodies de compositeurs contemporains comme E.Bloch, M. de Falla, Harsanyi, I. Stravinsky et bien sûr Komitas. Elle fait carrière jusqu’à la fin des années trente, participant aux Concerts Colonne et Lamoureux. Novatrice, elle a élaboré des concerts de musique populaire française harmonisés par des grands compositeurs. Maurice Ravel, qu’elle recevait entre 1906-1908 lui confie la création de ses Mélodies Grecques et lui offre le manuscrit de Tripatos, danse chantée harmonisée à la demande de la cantatrice
Ses programmes, élaborés à partir de thèmes illustrent à la fois sa curiosité et sa grande culture : 1906 : concerts de chants allemands du XVII° siècle et cantates de J.S.Bach. 1908 : chants Français des X° au XV° siècle, ballades et chants de troubadours. 1911 : chants Français du XI° au XIII° siècle, 1913 : chants du compositeur Dont, et extraits d’opéra italiens de Luigi Rossi et musique italienne du XVII° siècle en France. 1917, chants de Guillaume de Machaut (moyen âge). En 1919, elle chante pour la première fois les mélodies de jeunesse de W.A. Mozart restées manuscrites.
Elle a fait connaître dans toute l’Europe les œuvres de jeunes compositeurs comme Bruno, Canteloup, C. Debussy, G. Fauré, Vincent d’Indy, M. Emmanuel, Darius Milhaud, Maurice Poulenc, Roussel, M. Ravel, F. Schmidt, etc …
« Mademoiselle Babaïan a ressuscité le goût des mélodies populaires. Pour réussir cela, il faut avoir à la fois un instinct musical très sûr et une très grande culture musicale. Elle nous a montré qu’elle possédait ces deux qualités. (1925, Paul le Flem, après un concert)
Le programme était captivant. La grande interprète a laissé, le temps d’un concert, son répertoire composé des mélodies de Ravel, Auric, Canteloup, Hindemith, Falla pour nous faire entendre des mélodies populaires arméniennes, juives et grecques. Durant tout le concert, avec sa personnalité originale, sans effets particuliers pour ne pas dénaturer ces chants, elle a proposé une vision qui n’était pas simpliste… mais un grand art vocal et une prononciation très maitrisée….. Une magnifique suite de chants. (1928 André Schaefner)
L’artiste, membre fondateur de la Société Française de Musicologie, était considérée comme la meilleure pour les illustrations musicales de conférences données par les musicologues Romain Rolland, Pierre Aubry, Louis Laloy, Komitas, Tchobanian et bien d’autres. Polyglotte, elle était reconnue comme une grande spécialiste dans l’interprétation de chants populaires de nombreux pays.
Au Congrès International de musique de 1914 auquel participa également Komitas, le grand critique Emile Willermoz écrit dans le journal Comédia : La voix bouleversante de Marguerite Babaïan dans les vocalises italiennes telle une colombe a attiré l’attention de tous. Quelques jours auparavant au concert de la Sainte Chapelle, elle avait capté les participants par son interprétation des chants français du moyen âge. La même année elle donne une série de concerts en Italie. On peut lire sur ces concerts les commentaires d’un critique : Près de la Vierge en pleurs au pied de la croix il est difficile d’imaginer quelqu’un d’autre chanter avec autant d’expression profonde. C’était une image inimaginable et inoubliable…
Marguerite Babaïan avait tout naturellement une grande facilité pour l’interprétation des chants arméniens, de Komitas ou d’autres auteurs : M. Babaïan a chanté de nombreux chants arméniens. Il y a longtemps que je connais la qualité de ses interprétations…..nous lui sommes reconnaissant de l’émotion qu’elle nous procurée durant ce concert (Louis Laloy)
Ce concert a eu lieu en 1912, 20 ans plus tard, on retrouve les mêmes appréciations pour ses interprétations de mélodies de Ravel.
Marguerite Babaïan s’est consacré à l’enseignement et cela jusqu’à la fin de sa vie. En 1917 et 1935 elle publie deux recueils d’exercices vocaux à partir de chants populaires Français. Elle a donné de nombreux concerts pour les étudiants avec des programmes de musique populaire et contemporaine, s’accompagnant elle-même au piano. En 1963, pour son 90ème anniversaire et ses 65 années de carrière elle reçu l’hommage de ses nombreux élèves et anciens élèves,
Avec le R.P. Komitas….
Dans cette longue vie artistique, une partie importante a été consacrée à sa collaboration avec son ami le R.P.Komitas. Leur première rencontre a eu lieu en 1895 à Tiflis à l’époque ou le musicien étudiait avec Magar Ekmalian.
Nous possédons de nombreux témoignages de Marguerite Babaïan sur ses liens avec le Vartabet :
Tiflis printemps 1902
Un ami prêtre m’apprend que le Vartabèd Komitas arrive d’Etchmiadzine et souhaite faire notre connaissance. Il serait heureux de chanter pour nous. Je m’empresse de réserver la grande salle du nouveau conservatoire et de réunir quelques amis et nous attendons avec impatience. Dans la salle obscure, le Vartabed, maigre et vêtu de noir, entre sur scène et s’assied au piano dans un grand silence, pour la première fois, j’entends sa voix….Très vite des flots de larmes jaillissent de mes yeux tant et tant que notre ami, troublé par mon émotion intense, demande à Komitas de s’arrêter et lui dit : Cela suffit, tu as tué notre amie (espanetsir)
Ce jour là, j’ai compris qu’il y avait « aussi » une musique arménienne et cela est lié à Komitas.
Paris 1906
« Nous étions dans une grande activité pour la préparation du grand concert. Le R.P. Komitas me faisait travailler de nouvelles chansons, conseillait mon élève Mourounian et Chah-Mouradian. Il préparait les partitions pour les chœurs Lamoureux et bataillait pour leur faire prononcer l’arménien correctement. Pour ma sœur Chouchanig, pianiste, il arrangeait les Danses de Mouch.
Finalement nous sommes arrivés au 1° décembre, la salle était comble, mais le Vartabèd était épuisé de la préparation.
Il est rentré sur scène avec son habit noir, a commencé à chanter Diramayr, pianissimo. Le public était figé d’émotion, l’impression est impossible à relater. Les personnalités musicales m’ont racontés plus tard qu’elles n’avaient jamais ressenti une émotion musicale si profonde et intense. »
Paris 1911
« De retour d’Egypte et de Constantinople, très fatigué, Komitas à peine arrivé, se jette sur le piano et commence à chanter pour me présenter ses nouvelles œuvres. Parti quelques jours sur une ile anglaise, il travaillait au piano, du matin au soir, chantant puis écrivant avec une énergie volcanique ! »
Hommage posthume à un ami cher….
« Inoubliable ami, R.P.Komitas, où est ton âme, entend-tu tes orphelins, toi le grand arménien, le grand artiste, nous commémorons ton 75° anniversaire sans toi ?
Des souvenirs infinis grandissent en moi. Je te vois, mince, maigre, jeune, diacre, venant de terminer tes études à Etchmiadzine, heureux, plein d’humour, prêt à partir à Berlin pour réaliser tes grands projets, plein d’espoir et avec une ferveur infinie….
Après Tiflis, ta venue à Paris en 1906, ta première visite, nos rendez-vous artistiques…. Ton premier concert parisien à la Salle des Agriculteurs quand les yeux remplis de larmes, ton incomparable voix s’est élevée, bouleversant toute l’assistance.
Chacune de tes visites à Paris a été pour nous tous un jour de fête, lorsque dans les églises, les salles de concerts ou chez tes amis, il était possible de suivre ton horizon musical, en toute liberté et avec ton originalité. Comment ne pas se souvenir de ta joie et ton humour.
« Margo djan, je viens de t’écrire un nouveau chant, regarde comment il va sonner… » Et je courais aussitôt au piano et immédiatement, la mélodie et son accompagnement remplissaient la salle. Tu faisais toujours des modifications, cherchant la perfection sans jamais te contenter de ce que tu avais déjà écrit……
Les grands musiciens me disaient qu’ils n’avaient jamais entendu une musique si profonde et jamais vécu un tel plaisir ni une telle émotion, comprenant la grandeur de ta dimension artistique et la maitrise exceptionnelle de ta voix.
Comment parler, après ces immenses réussites artistique,s de ton entrée à l’hôpital où tu es resté isolé durant des années, indifférent, loin de nous, comme si tu étais déjà parti dans un autre monde….
Paix à toi précieux(tangakin) Saint Père…
J’ai envie de t’imaginer plus heureux et toujours autant dévoué à la musique arménienne dont tu es le père fondateur et cela pour l’éternité »
Mademoiselle Babaïan
Marguerite Babaïan a œuvré toute sa vie à la sauvegarde de l’œuvre de Komitas. Elle a réussi à retrouver de nombreux manuscrits et documents et aura été la plus admirable spécialiste de son héritage musical. Avant sa mort en 1968, elle a fait don à l’Arménie de toutes ses archives personnelles parmi lesquelles des manuscrits, des documents, sa correspondance avec les plus grands artistes de son temps, des milliers de souvenirs liés à Komitas.
Sa soeur Chouchig, pianiste qui participera souvent aux concerts de Komitas, deviendra la femme du grand musicologue Louis Laloy et Arménouie (1976-1971), peintre et artiste reconnue, épousera le docteur Carbonnel.
Malgré son grand âge, Marguerite Babaïan suivit avec attention le développement de la musique en Arménie. Ayant participé à l’élaboration et à la sauvegarde de notre musique nationale, elle aura pu entendre avant de quitter ce monde les chefs d’œuvres des successeurs de son ami Komitas : A Katchatourian, A.Babadjanian, A. Haroutounian, E. Mirzoyan ou Alan Hovaness. N’avait elle pas écrit en 1913: Je suis profondément convaincue que le peuple arménien dont la créativité artistique est si forte, si on lui donne les moyens de se cultiver et si ses profondes plaies se referment, rayonnera aux quatre coins du monde dans la grande histoire de la musique.
L’histoire lui a donné raison……
Alexandre Siranossian