Aram Khatchatourian

Le compositeur Aram Khatchatourian, dont j’ai commencé à jouer les œuvres dès 1954, a toujours eu une grande place dans mes réflexions sur la musique arménienne contemporaine. En dehors de la Toccata (1932), j’ai aimé des pièces moins connues comme Valse Caprice et Danse (1926), Poème (1927), Sonatine (1959), et les deux Recueils de pièces pour enfants (1947-1965) où l’on perçoit les recherches du compositeur dans l’élaboration de son langage; les nombreuses transcriptions de ses ballets : Le Bonheur (1938), Mascarade (1944), Gayaneh (1942) et Spartacus (1954); ses pièces pour violon et piano comme le magnifique Chant-poème (1929) et son étonnant Trio (1932) pour clarinette, violon et piano que Serge Prokofiev admirait beaucoup.
Aram Khatchatourian est né dans une période historique troublée qui vit la fin de la grande Russie, une guerre mondiale, un génocide et la création d’un nouvel empire. Comment ne pas être impressionné par sa détermination à se forger un destin auquel rien ne le prédestinait ? Amateur de musique, il est passé du statut d’étudiant en agronomie à celui de compositeur. Les musiciens du Conservatoire de Moscou qui l’ont connu à ses débuts, racontaient que son professeur de violoncelle l’avait « réorienté » vers la classe de composition.
Adhérant à l’idéal communiste, il a très habilement concilié dans son œuvre les exigences de son statut de citoyen soviétique avec une identité arménienne très marquée. On en a la démonstration avec les deux œuvres qui l’ont propulsé sur le podium des premiers compositeurs soviétiques aux côtés de S. Prokofiev et D. Chostakovitch : son concerto pour violon (1940) — écrit à partir de la chanson Kélé Kélé de Komitas — et le ballet Gayaneh, kaléidoscope des musiques de son Caucase natal. Deux chefs-d’œuvre qui font du compositeur le successeur de Komitas pour l’élaboration d’un répertoire instrumental issu de la musique populaire arménienne.
Certains critiques musicaux, véritables censeurs de la musique contemporaine, n’ont pas toujours été tendres avec la musique de Khatchatourian, jugée trop «méridionale », le succès insolent de sa Danse du sabre n’était pas pour rien dans ce jugement. Qu’importe! Plus de trente ans après sa disparition, la musique d’A. Khatchatourian conserve les faveurs du public et des interprètes. Déjà en 1964, j’en avais eu la démonstration avec son Concerto pour piano (1936) que j’avais choisi contre l’avis de mon professeur pour l’examen final de virtuosité au conservatoire de Genève. Bien qu’il ait rapidement changé d’avis sur l’intérêt de l’œuvre, ce dernier me disait: «Pour nous les Suisses, Khatchatourian extériorise trop ses sentiments.». Un demi-siècle plus tard, il me reste de cette épreuve des souvenirs épiques: avant la répétition, le chef d’orchestre me fait comprendre son peu de goût pour cette musique tout en m’assurant qu’il «fera son métier», tandis que certains musiciens me demandent conseil pour l’interprétation de certains solos. L’inaptitude du chef, heureusement compensée par une forte complicité avec les musiciens de l’Orchestre de la Suisse romande, n’a pas empêché l’œuvre d’être très chaleureusement accueillie par le public. Après cette expérience j’ai choisi d’étudier la direction d’orchestre.
Il est surprenant de voir avec quelle habileté Aram Khatchatourian a puisé dans le matériel mélodique et rythmique des musiques arméniennes et caucasiennes pour mieux les réinventer.
Pour des raisons idéologiques, les musicologues soviétiques ne citaient jamais son rapport avec la musique sacrée alors qu’il a lui-même rappelé qu’avec son frère Souren et d’autres étudiants, ils participaient les dimanches au chœur pour les offices de l’église arménienne de Moscou (Sovietskaïa mouzyka-1973/N.6).
On peut ainsi relever des éléments de cette musique dans plusieurs partitions : l’Adagio de son ballet Gayaneh, (repris dans la première série des Pièces pour enfants), est écrit à partir du Kristos i mètch de la liturgie transposé en mode mineur.(Ce chant est aussi à l’origine d’un chant célèbre, Zeïtountsinèr de D. Tchoukhadjian); le thème principal du premier mouvement de son Trio et celui de sa première Symphonie, dite l’Arménie, évoquent le début du Khorhourt Khorin (mystère profond) de la Messe (1895) de Magar Yekmalian.
Cette symphonie — avec laquelle il a obtenu son diplôme de compositeur — a été créée le 23 avril 1935, non pas pour commémorer le 20° anniversaire du génocide des Arméniens dont l’évocation était officiellement interdite en URSS, mais pour fêter le quinzième anniversaire de l’Arménie soviétique (29 novembre 1920 !) En 1978, le journal Armenia avait organisé un grand concert symphonique à l’opéra de Marseille, avec des œuvres d’A. Babadjanian, E. Mirzoyan et A. Khatchatourian. En raison de la disparition de ce dernier quelques jours avant le concert, nous avons programmé le mouvement lent de sa seconde symphonie (1944). Après le thème principal de la mélodie populaire Voskan arper (frère chasseur), intervient un nouveau thème qui est à la fois le début du Dies irae (le jour de la colère) de la messe des morts du culte catholique et celui de l’hymne au Catholicos.  Il y a des parallèles intéressants entre Komitas et Khatchatourian : leurs études musicales tardives — le premier présenta sa thèse à l’âge de trente ans, le second à trente-deux; n’étant  pas pianistes, ils ont évité les formules redondantes de l’écriture pianistique. Komitas l’utilise pour suggérer un environnement musical mettant en valeur ses mélodies, tandis que Khatchatourian l’utilise parfois avec une technique de percussionniste. Sa Toccata en est un parfait exemple. Pour en avoir la certitude, j’ai un jour confié la partition à un percussionniste et le résultat fut très concluant. Il y eu souvent beaucoup d’ambiguïté et de contradiction dans l’appréciation de certaines de ses partitions, ainsi, le ballet Gayaneh qui porte le nom de l’une des plus célèbres saintes de l’église arménienne, lui apporta le succès tandis que cinq années plus tard, sa Troisième symphonie, composée à la gloire de l’Union, et dans laquelle quinze trompettes solistes représentent les républiques, provoquait sa disgrâce.
Le compositeur Tikhon Krennikov, qui, en 1947, accusa A. Khatchatourian de formalisme, fit quelques années plus tard amende honorable en écrivant : Khatchatourian a créé une musique rayonnante de la chaleur et de la sincérité d’une grande âme humaine, une musique tournée vers l’homme…
Pour ma part, je souscris totalement à l’hommage que lui a rendu le grand peintre Mardiros Sarian: Quand je pense à l’œuvre de Khatchatourian, j’ai devant les yeux l’image d’un arbre puissant, magnifique dont les immenses racines plongent dans le sol natal et qui s’est nourri des sucs les meilleurs.

S. Prokofiev et A. Khatchatourian

Alexandre Siranossian

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