Arno Babadjanian

S’il est un compositeur pour lequel j’ai une grande passion, c’est Arno Babadjanian. Comment ne pas admirer cet homme qui a choisi  de partager son talent entre musique « sérieuse » et musique d’« estrade ». Curieusement, 33 ans après sa disparition, cette  grande personnalité, toujours très populaire en Arménie comme en diaspora, ne repose pas au Panthéon arménien.

 

Dans ma quête de musique arménienne, notre première rencontre avec le compositeur Arno Babadjanian s’est faite avec la lecture de ses 4 pièces pour piano: Prélude (1947), Danse de Vagharchapat (1947), Impromptu (1936) et Capriccio (1954). Ce fut pour moi une véritable révélation. Cet auteur est un authentique pianiste-virtuose, brillant, heureux mais nostalgique, plein d’humour et d’une immense sensibilité ! Le Prélude, choral très expressif d’écriture polyphonique, évoque le clair-obscur des monastères d’Arménie ; Vagharchapat reprend Erangui (1916), danse pour piano que Komitas termina quinze mois après son retour de déportation et peu avant son internement forcé en hôpital psychiatrique . Sous la plume de Babadjanian, cette danse pleine de retenue et délicatesse est métamorphosée en une fresque brillante et virtuose évoquant la renaissance et la joie de vivre du peuple arménien. L’Impromptu, composé à l’âge de quinze ans, est une danse traditionnelle dans laquelle on devine l’influence de l’un de ses professeurs : Sarkis Parkhoutarian (1887-1973), pianiste-compositeur originaire de Tiflis qui joua un rôle déterminant dans les premières transcriptions pour piano de la musique populaire arménienne ; le Capriccio (1951) final, est un véritable feu d’artifice sonore qui confirme le talent exceptionnel du pianiste et son intérêt pour S. Rachmaninoff.
J’ai eu la chance de rencontrer le compositeur à Paris en 1963 à l’occasion du festival et concours de la J.A.F. (Jeunesse arménienne de France); c’était sa première venue en France. Participant au concours, j’ai interprété en première partie du concert sa Sonate polyphonique (1942-47) et Vagharchapat. Programmé en deuxième partie, il est venu me demander avec un certain humour « l’autorisation » de rejouer cette dernière pièce ! Avec A. Aroutiounyan, il a aussi interprété la célèbre Rhapsodie arménienne pour deux pianos, un vrai chef d’œuvre écrit à partir d’un chant « citadin » très en vogue. Déjà à cette époque, le bruit courait qu’il était très malade…
Parmi les autres œuvres d’Arno Babadjanian, je peux citer la Ballade héroïque (1950) pour piano et orchestre, les Six pièces dodécaphoniques (1963) et le Trio pour violon, violoncelle et piano (1953). La Ballade héroïque révèle toutes les facettes de la personnalité du compositeur : générosité mélodique, virtuosité sans limite, humour, le tout dans un mélange d’expression arménienne. En 1978, lors d’une conférence de presse à l’opéra de Marseille pour un concert en présence d’A. Babadjanian, un participant s’est étonné de l’absence dans son œuvre, d’une pièce dédiée aux victimes du génocide des Arméniens. Un peu agacé, le compositeur lui a alors brièvement répondu qu’en écoutant la marche funèbre de sa Ballade héroïque, il aurait la réponse. Au cours des répétitions, l’orchestre et les techniciens, très impressionnés par sa personnalité, regrettaient ne pas pouvoir communiquer avec lui, même si A. Babadjanian s’exprimait explicitement par des mimiques. Avant le concert, au moment de rentrer sur scène, alors que tous étaient réunis sur le plateau, j’ai demandé à Arno de dire quelques mots à l’orchestre et m’apprêtais à traduire son discours lorsque, à ma grande surprise, il a prononcé avec un accent très prononcé, les seuls mots qu’il connaissait en français : « La poule et le
poisson, il faut les manger sans façon.», tout le monde s’est alors esclaffé et cela a suffi à créer une communication très bénéfique dans le groupe.

Après son interprétation de la Ballade héroïque, l’ambiance était survoltée autant côté public que côté scène. S’en est suivie une série de bis auxquels Arno a répondu en jouant plusieurs de ses œuvres ainsi que certaines de S. Rachmaninoff. Après quarante minutes de rappels, face à un délire ambiant et ne sachant plus que jouer, Arno a cherché du regard son ami E. Mirzoyan et ils ont interprété à quatre mains une éblouissante Lezginska de ce dernier.
Les Six pièces dodécaphoniques pour piano sont un exemple intéressant du développement de la musique populaire arménienne après Komitas et Khatchadourian. A. Babadjanian fut le premier à oser fusionner les rythmes de la musique populaire avec le langage dodécaphonique.
Durant mes études à Genève, les professeurs comme les élèves, lorsqu’ils m’entendaient travailler ses œuvres, m’interrogeaient sur le compositeur . En 1963, ayant eu la chance de passer une journée avec le grand pianiste allemand Wilhelm Kempff à Neuchâtel, je lui ai offert la Sonate polyphonique d’A. Babadjanian. Il s’est aussitôt exclamé « Un compositeur arménien ! Je connais bien votre grand compatriote, Herbert von Karajan ! J’ai souvent joué avec lui. ».
J’ai revu A. Babadjanian à de nombreuses reprises, à Moscou, en Arménie, en Angleterre et en France. En 1977, il a été invité à Romans et Valence pour jouer sa Ballade héroïque en première audition française avec l’orchestre de la Société des Concerts. Les répétitions furent parfois tendues car A.Babadjanian, habitué à jouer avec les plus grands orchestres, était très exigeant. Ce fut un triomphe et pour répondre aux  applaudissements du public, il a été bissé plus de 45 minutes… Quarante ans plus tard, je viens d’apprendre que le compositeur, dans une lettre adressée à E. Mirzoyan dont on vient de publier la correspondance, évoque ce moment musical : Mes concerts à Romans et à Valence se sont déroulés à mon grand étonnement, avec un grand succès. «A chaque concert, j’ai donné 5 ou 6 bis. L’orchestre était semi-professionnel, mais A. Siranossian a fait un énorme travail au préalable avec eux. ». En 1982, durant les concerts du Colloque de Musique Arménienne de Lyon, il a dirigé l’Ensemble instrumental de Romans dans sa Romance, qu’il nous avait dédiée et nous avons joué ensemble sa Rhapsodie arménienne !
Un jour, il est venu me chercher à l’aéroport de Moscou, et j’ai pu constater combien cet artiste était célèbre auprès de la population. J’étais bloqué à la douane soviétique qui voulait me confisquer un couteau spécialisé dans la taille des anches de hautbois que m’avait demandé un soliste de l’Orchestre Philharmonique d’Arménie et nous n’arrivions pas à nous comprendre. Un peu désemparé et à bout d’arguments, j’aperçois Arno Babadjanian à travers la vitre qui m’attendait et le fais appeler.

A peine entré, d’un mot, il résout le problème, puis, avec quelques phrases en russe, métamorphose les sévères douaniers en chasseurs d’autographes. Sur le chemin de son domicile, des motards arrêtent sa voiture car il ne porte pas sa ceinture de sécurité. Reconnaissant Arno, l’un d’eux se met alors à fredonner l’une de ses chansons et nous repartons sans PV ni ceinture!

Apprenant sa disparition, nous avions avec mon épouse décidé de donner son prénom à notre premier enfant, mais ce fut une fille ! Arno Babadjanian est toujours présent dans notre maison et son trio figure régulièrement au programme des concerts de Chouchane et Astrig!
Si vous allez en Arménie, allez lui rendre hommage en allant admirer sa statue, située prés du Garabilidj (Lac des cygnes) près de l’opéra. Une œuvre audacieuse de David Berdjanian qui a tout d’abord surpris, et même choqué les Yerevantsi. Aujourd’hui, tous reconnaissent que le sculpteur a su traduire l’image d’une personnalité hors-norme qui a marqué tous ceux qui l’ont connu et dont les œuvres traversent les générations.

Elégie pour piano

Cette émouvante Elégie pour piano d’Arno Babadjanian (1921-1983) a été écrite en mémoire du compositeur Aram Khatchadourian (1903-1978). Pour cet hommage, l’auteur s’inspire d’éléments musicaux déjà existants : le thème principal, est un chant d’amour de Sayat Nova (1712-1795), troubadour célèbre à Tiflis au milieu du XVIII e siècle; la formule rythmique principale d’accompagnement, noire-blanche est un ostinato comparable à celui de la danse d’Aïcha du ballet Gayaneh d’A. Khatchadourian et l’introduction une variante d’un motif que Sergueï Aslamazian (1896-1978) a utilisé dans Grounk, quatrième de ses 14 transcriptions pour quatuor à cordes de chants et danses de Komitas (1869-1935). En 1963, en petit comité, Arno Babadjanian avait joué ce chant de Sayat Nova mais dans une interprétation très différente: la mélodie, présentée dans un tempo très lent et sans introduction, était soutenue par des accords plaqués ou arpégés, ce qui lui donnait un caractère encore plus contemplatif que l’Elégie.
La partition manuscrite de l’Elégie, datée de 1978, fut éditée un an plus tard. Quelques mois avant sa disparition, invité à un colloque sur la musique arménienne organisé à Lyon, Arno Babadjanian joua son œuvre, mais sans la dernière note de l’accord arpégé, un sol suraigu ! Interrogé, il me répondit: « J’ai supprimé cette note finale car l’âme d’Aram Khatchadourian étant immortelle, donc infinie, il devait en être de même pour l’Elégie qui lui est dédiée et je te demande de le faire savoir! »

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