Claude Debussy et Komitas Vartabet

En cette année du centenaire de la mort de Claude Debussy (1892-1918), je souhaite apporter ma contribution en portant à la connaissance des lecteurs une information qui permettrait d’établir un lien entre le compositeur et Komitas (1869-1935). Les lecteurs apprécieront son intérêt musicologique.

Claude Debussy et Komitas se sont rencontrés au cours des séjours parisiens de ce dernier. Parmi leurs amis proches, se trouvaient la cantatrice Marguerite Babaïan, interprète privilégiée de Komitas, et Louis Laloy, époux de Chouchig Babaïan (sœur de Marguerite), auteur d’une biographie remarquable du compositeur français. Ces deux personnalités figurent du reste dans la correspondance du compositeur.

Que pensait Debussy de Komitas ? Les témoignages rapportant l’admiration réciproque qui existait entre les deux hommes ne manquent pas, mais, contrairement à d’autres de ses contemporains, le compositeur n’a laissé aucun écrit permettant de le confirmer. Nous savons cependant qu’après avoir entendu chanter le Vartabet, Debussy aurait dit : « Komitas n’eût-il composé qu’Andouni, il serait déjà un grand compositeur ». D’autres sources précisent que durant le Congrès de musicologie de la Société Internationale de Musique à Paris en 1914, le compositeur se serait incliné devant le génie du Vartabet.


Le premier volume des œuvres de Komitas en langues arménienne et française a été publié à Paris en  1907, (La lyre arménienneE. Demets ). La page de garde, dessinée par E. Tateossian représente une jeune fille portant une cruche. On y trouve un avant-propos écrit par Komitas, et la traduction a été faite par l’écrivain Archag Tchobanian, lequel a beaucoup contribué à faire connaître le musicien arménien dans les milieux intellectuels et artistiques français. Ce volume contient douze pièces pour chant et piano ou chœurs. Toutes sont devenues célèbres et le sont encore. C’est dans ce premier volume que se trouve Andouni, ce chant qui a tout particulièrement intéressé le compositeur français.

Cette oeuvre évoque le mal du pays et la souffrance des êtres privés de leur maison par les guerres. Elle s’inscrit dans une catégorie particulière de l’art populaire arménien : les chants d’émigrés. On trouve ici une explication de la traduction du titre du chant Andouni par Chant d’émigré. Par ce choix, Komitas et A. Tchobanian nous rappellent que l’Arménie a été de tout temps terre d’émigration. Dans le même genre, et sous le même titre, nous retrouvons Grounk (La grue), un autre chant de Komitas, édité plus tard.

Le lien entre les deux compositeurs évoqué dans notre introduction remonte au printemps 1916, en pleine guerre. Alors que se déroule le génocide du peuple arménien, l’Association Les amitiés franco-étrangères organise, le 9 avril, une grande manifestation en Hommage à l’Arménie. Cette soirée, qui s’est déroulée dans le grand amphithéâtre de la Sorbonne, avait alors bénéficié de la présence de nombreuses personnalités politiques, parmi eux, Anatole France. Les compositeurs Vincent d’Indy, Camille Saint-Saëns, plusieurs chanteurs de renom, et le chœur de la Schola Cantorum donnèrent à cette soirée un caractère artistique exceptionnel. Komitas, comme C. Debussy, était absent à cette soirée mais le programme musical était en majeure partie composé d’œuvres du compositeur arménien tandis que Debussy avait choisi de faire entendre en  première audition le Noël des enfants qui n’ont plus de maisons, sa dernière chanson, dont il avait écrit les paroles et la musique.

C’est en cherchant à comprendre le choix de Debussy que j’ai constaté les liens entre sa chanson et Andouni.

Pour évoquer le drame des enfants du Nord de la France qui fuient la guerre au moment de Noël, le compositeur  semble s’être  inspiré des paroles du chant de Komitas qu’il admirait tant. La lecture comparée des deux textes permet de constater que le thème des deux chants est la désolation des enfants qui ont perdu leur maison. Le titre du chant de Debussy correspond à un mot près à la phrase qui conclut les deux strophes d’Andouni ! Mais contrairement aux paroles de ce chant,  le texte de Debussy est précis et réaliste, il cite les noms des peuples auxquels appartiennent ces enfants, il cite des lieux et finit en formulant le vœu de voir la France victorieuse.

Au vu de tous ces éléments, il est raisonnable de conclure que le lien « introuvable » entre Claude Debussy et Komitas est établi ici. Les deux musiciens ne se sont reverront plus. Quelques mois après la manifestation de la Sorbonne, Komitas est interné dans un hôpital de Constantinople (Istanbul), quant à Claude Debussy, gravement malade, il  meurt en 1918.

La lecture du texte intégral des deux œuvres concernées par notre propos permettra à chacun de juger de la pertinence de notre analyse.

 

Alexandre Siranossian

 

Andouni

 

Mon cœur est pareil aux maisons en ruine
Les oiseaux sauvages y doivent faire leur nid
Je vais aller me jeter dans les fleuves grossis,
Devenir la pâture des petits poissons
Oh ! Pauvre enfant qui n’a plus de maison

 

J’ai vu une mer noire, tout autour c’était blanc ;
Les vagues s’agitaient sans mêler le blanc avec le noir
Qui a vu une seule mer avec deux aspects ?
Le cœur de l’émigré est troublé, égaré.
Je vous souhaite de n’avoir jamais le cœur en deuil.
Oh ! Pauvre enfant qui n’a plus de maison.

 


 

Noël des enfants qui n’ont plus de maisons

 

Nous n’avons plus de maisons
Les ennemis ont tout pris, tout pris, tout pris
Jusqu’à notre petit lit !
Ils ont brûlé l’école et notre maître aussi,
Ils ont brûlé l’église et Monsieur Jésus-Christ,
Et le vieux pauvre qui n’a pas pu s’en aller !
Nous n’avons plus de maisons !

 


Les ennemis ont tout pris, tout pris, tout pris,
Jusqu’à notre petit lit !
Bien sûr ! Papa est à la guerre,

 


Pauvre maman est morte !
Avant d’avoir vu tout ça,
Qu’est-ce que l’on va faire ?
Noël, petit Noël, n’allez pas chez eux,
N’allez plus jamais chez eux, punissez-les !
Vengez les enfants de France !
Les petits Belges, les petits Serbes,
Et les petits Polonais aussi !
Si nous en oublions, pardonnez-nous,
Noël ! Noël ! Surtout, pas de joujoux,
Tâchez de nous redonner le pain quotidien.
Nous n’avons plus de maisons ! Nous n’avons plus de maisons!
Les ennemis ont tout pris, tout pris, tout pris.

 


Jusqu’à notre petit lit!
Ils ont brûlé l’école et notre maître aussi,
Ils ont brûlé l’église et monsieur Jésus-Christ,
Et le vieux pauvre qui n’a pas pu s’en aller !

 


Noël ! Écoutez-nous, nous n’avons plus de petits sabots !
Mais donnez la victoire aux enfants de France !

 



 

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