Parmi les personnalités arméniennes que j’ai bien connues, le compositeur Edouard Mirzoyan est certainement l’une de celles qui ont le plus
contribué à m’aider à comprendre et aimer l’Arménie. Responsable culturel autant que politique, délaissant sa vocation de compositeur, E. Mirzoyan a facilité le rayonnement des compositeurs de son pays au niveau international. Bien que nos rencontres aient été épisodiques, notre
amitié fut intense. Souvent, il aimait me présenter à ses amis comme son «bezdig yerpayre (petit frère) » de France.
C’est en mars 1977, à l’issue de la création de la première Symphonie d’Avedis Messoumentz que j’ai fait la connaissance d’Edouard Mirzoyan. Dès ce jour, et avant même de bien le connaitre, j’ai compris qu’E. Mirzoyan, Président de l’Union des compositeurs d’Arménie. serait mon ami.
Très impliqué dans la vie publique, orateur exceptionnel et d’une grande culture, ce personnage d’Arménie Soviétique était un musicien rare, il suffit pour cela d’écouter certaines pages de ses œuvres comme la Symphonie pour cordes et timbales ou son Thème et variations pour quatuor à cordes. Aimant partager son savoir, E. Mirzoyan m’a appris à comprendre l’Arménie dans ses différentes dimensions : culturelles, historiques et sociétales. Conscient de mon appétit à découvrir ce monde d’une extrême richesse, il aimait raconter ses souvenirs avec tel ou tel compositeur mais restait plus discret sur ses œuvres dont il ne cherchait pas à favoriser la diffusion. L’un de nos grands débats a été le rapport de l’Arménie avec les musiciens et créateurs de la Diaspora.
Soutenus par leurs dirigeants mais un peu coupés du monde occidental, les compositeurs arméniens pensaient être les héritiers légitimes du patrimoine musical laissé par Komitas.
Cela les amenait parfois à considérer ceux de la Diaspora avec une certaine condescendance. La vie musicale du pays, riche d’une production musicale considérable, laissait en réalité peu de place à celle des compositeurs disparus. D’une certaine façon, il y avait aussi un certain nationalisme arméno-soviétique dans l’appréciation de la musique dite «arménienne».
L’un des objectifs de mes voyages et concerts en Arménie a été la présentation d’œuvres de musique française ou de compositeurs de la diaspora. Parmi les moments forts, je voudrais rappeler la création en 2005 de la Symphonie Italienne de Vincent D’Indy (1870) en présence de la famille du compositeur et l’enregistrement de trois concertos pour piano de S. Elmas dont l’œuvre complète, les archives et le piano ont été ramenés en Arménie. E. Mirzoyan qui avait compris le sens de ma démarche m’a toujours encouragé et soutenu. Ainsi, il a présidé en 1999 le premier des cinq concours de piano, organisé par la Fondation Stephan Elmas dont j’ai été le directeur artistique.
Parmi les grands moments vécus avec E. Mirzoyan, il y eut sa rencontre en 1998 avec le grand Maitre Tibor Varga en Arménie. Ce dernier qui avait déjà dirigé la Symphonie pour cordes et timbales de Mirzoyan et connaissait l’orchestre Serenata était venu dans les meilleures dispositions.
L’Arménie connaissait alors une période difficile durant laquelle se produisaient de fréquentes coupures de courant. C’est probablement pour cette raison qu’une partie du concert dirigé par le grand violoniste n’a pu être enregistrée. Tibor Varga, déçu et contrarié a pensé que c’était un acte volontaire. Il est alors devenu furieux. Une grande réception ayant été organisée en son honneur, nous ne savions que faire… Pour le calmer et sauver la situation, j’ai demandé à E. Mirzoyan d’intervenir. Rapidement, son art de la diplomatie et son humour ont amené Tibor Varga à de meilleurs sentiments et la rencontre avec ce grand artiste s’est poursuivie tard dans la soirée. Peu après son retour en Suisse, Tibor Varga invita quelques uns des talents de l’orchestre Serenata à poursuivre leurs études avec lui.
Quels que soient l’époque ou le régime politique, chaque voyage a été l’occasion de rencontres extraordinaires, de rares moments de vie partagés avec des gens de niveau social très différents et de découvertes culturelles et historiques. Le sentiment de vivre dans un monde autre qui, bien que n’étant pas géographiquement celui de ma famille, s’en rapprochait le plus!
La vision de l’art musical arménien telle que je pouvais l’imaginer comme musicien diasporique était différente de celle des musiciens d’Arménie. Au plan musical, je citerai les fameuses transcriptions pour quatuor à cordes de Sarkis Aslamazian de chants et danses populaires, majoritairement recueillis par Komitas et publiées dès 1950. Ces transcriptions, longtemps considérées en Arménie comme réservées au quatuor Komitas, ont considérablement influencé les ensembles de musiques traditionnelles qui s’en inspiraient et s’en inspirent encore. Un jour, A. Babadjanian, apprenant que je les dirigeais, m’a offert une copie de la partition originale pour contrebasse écrite par S. Aslamazian. À partir de ce jour, bravant la tradition, j’ai enregistré l’intégrale de ces pièces en version orchestrale sous le titre de «Miniatures arméniennes». Une première fois au début des années 1980 avec l’Orchestre National de Chambre d’Arménie, et en 1994, avec l’orchestre à cordes Serenata en prévision de leur venue en France.
Rouben Sargsyan et Edouard Mirzoyan
En 1994, lorsque l’enregistrement fut terminé, nous nous sommes retrouvés un soir chez Khazaros Sarian avec E. Mirzoyan pour en écouter la maquette finale. J’ai gardé en souvenir l’image émouvante de ces deux grands compositeurs, penchés sur l’appareil et se jetant des regards complices et approbateurs mais partageant leurs remarques en langue russe. Je ne craignais pas le verdict de mes deux amis et leur approbation fut pour moi un grand soulagement. À chacune de mes visites chez E. Mirzoyan, je cherchais à en savoir plus sur les partitions manuscrites qui se trouvaient sur son piano, espérant savoir s’il avait composé de nouvelles œuvres. Ayant déjà dirigé sa Symphonie pour cordes et timbales et son Ouverture de fête à plusieurs reprises, j’ai insisté pour qu’il me propose d’autres partitions. Il m’a alors montré sa Symphonie-Poème pour grand orchestre, créée en 1955 puis jamais rejouée. L’œuvre, dans sa forme, est écrite sur le même principe que le Boléro de Ravel à partir d’un thème repris avec une orchestration de plus en plus fournie pour se terminer en apothéose. En 2005, un demi-siècle plus tard, j’ai donc eu le bonheur de faire revivre cette partition magnifique ainsi qu’une grandiose Passacaille (1994) de Lazare Sarian.
Durant toutes ces années et malgré ses difficultés à se déplacer, E. Mirzoyan tenait à être présent à de nombreux concerts dont ceux que je dirigeais. Il s’asseyait à la loge des compositeurs avec des musiciens comme E. Khatchatouryan, A. Aroutiounyan, A. Khudoyan, L. Sarian, A. Derderyan, L. Astvazadourian et S. Aghadjanyan, puis, nous nous retrouvions à la traditionnelle réception où il avait plaisir à s’exprimer auprès des journalistes. Cette tradition s’est poursuivie avec les concerts donnés par mes deux filles Astrig (violoncelle) et Chouchane (violon).
Cet homme qui avait tant contribué à créer une vie musicale brillante durant la période soviétique, a vécu avec beaucoup de dignité les années difficiles qui ont précédé et suivi la chute de l’Empire. E. Mirzoyan a été jusqu’à sa mort, considéré comme l’une des plus grandes personnalités du pays. Bien qu’ayant quitté la présidence de l’Union des Compositeurs d’Arménie, il a continué à jouer un grand rôle dans la vie musicale.
C’est aussi à son domicile, que j’ai connu de nombreux musiciens ou personnalités de la Diaspora. Dans ce cadre où chaque espace était décoré de documents ou objets historiques, j’étais régulièrement invité chez lui autour d’un délicieux repas préparé par son épouse Lala, c’était pour lui l’occasion de porter des guénats (toasts) où se mêlaient compliments, humour et souhaits. La dernière fois, en 2012, bien que son état de santé se soit considérablement aggravé, il avait gardé toute sa lucidité et pouvait encore s’exprimer. Je lui ai fait part de mes travaux sur la présence de l’Arménie dans le théâtre classique et l’art lyrique. Lorsqu’il a compris le travail de recherches que j’avais entrepris pour faire connaître ce sujet historiquement aussi important que méconnu, il m’a jeté un regard heureux et reconnaissant, puis, avec beaucoup de difficulté a réussi à me dire: toi seul pouvait faire cela. J’en ai été d’autant plus ému que nous savions tous deux que ce serait notre dernière rencontre.
Alexandre Siranossian