Krikor Suni (1876-1939)

Krikor Mirzayan Suni, compositeur, chef d’orchestre, ethnomusicologue, pédagogue et disciple des pères fondateurs de la musique arménienne, n’a pas la place qui lui revient dans la mémoire diasporique. Compte-tenu de son talent et de son engagement, un destin brillant l’attendait également en Arménie mais l’histoire en a voulu autrement….

La musique en héritage

Né le 10 septembre 1876 dans le village Kéd Apèg dans la région du Gantzag, Krikor Mirzayan serait issu d’une famille princière de l’ancien royaume du Siunik. Artistiquement, il est l’héritier d’une lignée de musiciens : son arrière grand-père était l’Achour Teymur, son grand père l’Achour Dadasi. Son père Hovaness, connu comme miniaturiste, poète et chanteur lui donne ses premières leçons musicales.  En 1883, à l’école du Diocèse de Chouchi, son professeur de musique, le Kahanah Karékin Hovanessian lui enseigne la notation musicale arménienne ancienne. Il est admis à l’âge de quinze ans au Djemaran Kévorkian d’Etchmiadzine grâce à l’appui d’un jeune diacre, Soghomon Soghomonian, (le futur Vartabed Komitas) qui lui permet de participer à ses travaux sur la musique populaire. Après ses d’études, en 1895 Krikor  retourne à Chouchi et donne son premier concert au Théâtre Khantamirian avec un programme entièrement composé d’arrangements de musiques populaires. Peu après, il part pour St-Petersburg dans le but de perfectionner ses connaissances. Admis en 1898 au Conservatoire de St-Petersburg,     K. Suni comme Magar Ekmalian et Alexandre Spendiarian avant lui étudie avec le grand compositeur russe Rimsky-Korsakoff. Il compose de nombreuses mélodies dont Akh al Varti (paroles d’A. Issahakian) et Indz mi khentrir (paroles de H.Toumanian), ainsi que 15 chants populaires pour chœur qui laissent entrevoir un vrai talent de compositeur. Il signe ses œuvres sous le nom de Mirzayants ou Mirzoeff et finalement Suni (en souvenir de l’origine de sa famille).

En 1904, il remporte le premier prix d’un concours avec le poème dramatique Bab (en russe)  Après douze représentations, les autorités les interdisent et saisissent l’oeuvre ! Au cours des dix années passées à Saint Petersburg, il créera un chœur et un ensemble de musique populaire et organisera de nombreux concerts. Certaines de ses œuvres seront publiées à St-Petersburg en 1904 sous le titre de « Chants populaires arméniens ». K.Suni épouse une étudiante en droit, Nevart Sonyantz, qui lui donnera huit enfants !

Le 9 janvier 1905, il est présent lors du massacre des étudiants par le pouvoir tsariste. Son soutien au mouvement des étudiants en droit lui valent une interdiction de concert dans tout l’Empire Russe.

Il part pour Tiflis et remplace Magar Ekmalian au Djemaran Nercessian,  dirige des chœurs, participe à des concerts, harmonise des chants populaires et écrit de la musique pour le théâtre. Durant l’été,  après un concert à Chouchi, il lui est interdit d’apparaître en public.

En pleine période de répression, K.Suni et sa famille fuient en Arménie Ottomane où la création d’un gouvernement des Jeunes Turcs et le changement du régime constitutionnel  laissent espérer plus de liberté.

Un artiste engagé

Krikor Suni, membre du parti Tachnag, s’engage dans la lutte de libération du peuple arménien. Il écrit et arrange de nombreux chants révolutionnaires pour chœur et une vingtaine de marches très appréciés des fédayins arméniens. Pour lui, la musique fait partie intégrante du combat politique. A Trébizonde, Samsun et Guerassun, il organise des concerts. Dans les régions de Van et Bitlis, il collecte plus de 500 chants populaires. De 1910 à 1914, il donne des cours au Varjaran de Garin (Erzerum) et réussit même à créer un orchestre. Après le début de la première mondiale, en pleine nuit, un fonctionnaire turc lui conseille de fuir immédiatement la ville avec sa famille… K.Suni, qui avait composé une Marche d’Erzerum très appréciée du public, a toujours pensé que le succès de cette œuvre lui avait valu la démarche humaniste du fonctionnaire turc.

De retour à Tiflis, il se plonge dans la vie artistique,  compose des opérettes, dirige l’ensemble populaire symphonique pour lequel il écrit Les esquisses de Van, Arévelk, sur des thèmes de musique populaire et compose une symphonie. Il fonde la Société Arménienne de Musique, qui réunit une nouvelle génération de musiciens comme A. Tigranian, R. Mélikian, A. Spendiarian, S. Parkhoutarian et A. Der Khévontian.

En 1918, K.Suni est invité par le nouveau gouvernement de la République d’Arménie pour fonder le Conservatoire de Musique. Ne pouvant donner suite à cette invitation, il se rend à Téhéran où il  étudie la musique persane. Deux ans plus tard, il s’installe à Constantinople pour des raisons de santé et enseigne dans les collèges Essayan, Berberian, Hintlian et Karagueuzian. Ne pouvant retourner à Tiflis où le nouveau pouvoir communiste le considère comme un ennemi politique et inquiet de l’arrivée du Kémalisme en Turquie, K.Suni émigre avec sa nombreuse famille aux USA en 1923.

Une vie d’artiste…

Après un court séjour à New York et à la demande de l’Eglise Arménienne, il s’installe à Boston, qui compte cinq paroisses, organise des chœurs et propage la musique arménienne,  Comme autrefois Kara-Mourza dans le Caucase, le compositeur se déplace partout où vivent des communautés et se dévoue à sa mission artistique et pédagogique sans retenue, dans des conditions financières souvent difficiles et au détriment de sa santé.

En 1925, installé à Philadelphie, il crée des chœurs, dirige de très nombreux concerts, obtient des résultats artistiques brillants et en 1935 crée la  Société de Musique Arménienne en Amérique .

En correspondance avec ses amis compositeurs, il se tient informé du développement culturel de l’Arménie Soviétique où ses collègues d’Erevan le supplient de rentrer au Pays pour diriger le Conservatoire. K.Suni, qui a rejoint le Parti Communiste, ne peut malheureusement pas retourner en Arménie car il était impossible d’y trouver de l’insuline, médicament indispensable pour traiter son diabète. De son exil, il apporte son soutien à ses amis par l’envoi de partitions ou d’instruments.

Aux USA, ses choix politiques sont très mal vécus par l’Eglise et le parti Tachnak. Après les purges de 1937 en URSS, K.Suni fait une critique publique de Staline, ce qui entraine cette fois une rupture avec ses amis communistes…. Jusqu’à sa mort, le 18 décembre 1939, le compositeur qui a gardé, dans la vie comme dans sa musique, sa liberté et sa sincérité aura souffert de tous ces rejets.

Auteur d’une histoire de la musique arménienne, Krikor Suni a contribué à l’élaboration du langage musical arménien et à sa diffusion. En raison des évènements vécus par sa génération il n’a pas eu la place qui lui revenait dans l’histoire! En 1940, ses amis rendent hommage à Krikor Mirzoeff Suni et publient quatre volumes de chansons,  Song bouquet, mais son œuvre est en majorité inédite ou épuisée… Parmi les enfants du compositeur, plusieurs ont continué la tradition musicale ou artistique. En Arménie, le musée des Arts et de la Littérature à récemment  publié une biographie du musicien et  sur le net, on peut consulter un site américain qui lui est consacré.

                                                                                   Alexandre Siranossian

(Visited 53 times, 1 visits today)

Leave A Comment

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *