La dernière chanson de C. Debussy

Dans l’univers arménien, le thème dominant de cette année 2019 est la commémoration du 150° anniversaire de la naissance du Révérend Père Komitas (1869-1935). Cet ethnomusicologue de génie est considéré comme le père fondateur de la musique de ce peuple. La place qu’il occupe dans l’imaginaire de la société arménienne va bien au-delà de ce que l’on pourrait penser au seul énoncé de son œuvre. Parmi les nombreuses légendes qui l’accompagnent, celle le plus souvent évoquée  est l’admiration que lui aurait portée le compositeur  Claude Debussy.

Le Père Komitas a joué un rôle actif en juin 1914 à Paris, durant le congrès de la Société Internationale de Musique. Le prêtre y avait été invité par le musicologue Louis Laloy, initié à la musique arménienne par le biais de son épouse la pianiste Chouchanig, sœur de la cantatrice Marguerite Babaïan, l’égérie de Komitas. La conférence et le concert que donne ce dernier se déroulent dans la cathédrale de la rue Jean Goujon. Parmi l’auditoire, le compositeur le plus prestigieux de ce temps, ami intime de Louis Laloy : Claude Debussy.

D’après les témoignages d’époque, à l’issue du concert, Debussy aurait salué Komitas en prononçant ces paroles légendaires : « Je m’incline devant votre génie ». D’autres rapportent qu’il aurait confié à ses proches « Komitas n’eût-il composé qu’Andouni, il serait déjà un grand compositeur ».

La relation entre « Claude de France » et le prêtre arménien aurait pu s’arrêter là si l’on n’avait que ce chant qui a tant impressionné l’auteur de La Mer. Andouni (Sans Maison) fait partie du premier volume des œuvres de Komitas, publié en 1907 par l’éditeur français Demets. La traduction française des textes est signée du poète Archag Tchobanian. Parmi ces douze chants populaires arméniens, Andouni, présenté sous le titre de Chant d’émigré, évoque la souffrance des exilés privés de leur foyer.

En 1916, le 9 avril, une année après le début du génocide du peuple arménien, l’Association Les Amitiés Franco-Etrangères organise un Hommage à l’Arménie dans le grand amphithéâtre de la Sorbonne en présence de personnalités comme Paul Deschanel, Paul Painlevé, Anatole France, les compositeurs Vincent d’Indy, Camille Saint-Saëns et de nombreuses artistes lyriques qui légitiment le caractère musical de cette soirée. Debussy, absent, choisit d’y faire entendre en première audition le Noël des enfants qui n’ont plus de maisons, pour voix et piano, interprétée par la cantatrice Marie Delna. Ce sera sa dernière chanson !

Or, une lecture comparée des paroles d’Andouni et de celles du Noël des Enfants qui n’ont plus de maison, permet de constater que le titre du poème de Debussy correspond à un mot près à la phrase qui conclut les deux strophes d’Andouni ! Debussy reprend le sens universel des paroles de Komitas pour le rapporter aux exilés de la guerre en cours.

Andouni

Mon cœur est pareil aux maisons en ruine
Les oiseaux sauvages y doivent faire leur nid
Je vais aller me jeter dans les fleuves grossis,
Devenir la pâture des petits poissons
Oh ! Pauvre enfant qui n’a plus de maison

J’ai vu une mer noire, tout autour, c’était blanc ;
Les vagues s’agitaient sans mêler le blanc avec le noir
Qui a vu une seule mer avec deux aspects ?
Le cœur de l’émigré est troublé, égaré.
Je vous souhaite de n’avoir jamais le cœur en deuil.
Oh ! Pauvre enfant qui n’a plus de maison.

Nous n’avons plus de maisons
Les ennemis ont tout pris, tout pris, tout pris
Jusqu’à notre petit lit !
Ils ont brûlé l’école et notre maître aussi,
Ils ont brûlé l’église et Monsieur Jésus-Christ,
Et le vieux pauvre qui n’a pas pu s’en aller !
Nous n’avons plus de maisons !

Les ennemis ont tout pris, tout pris, tout pris,
Jusqu’à notre petit lit !
Bien sûr ! Papa est à la guerre,
Pauvre maman est morte !
Avant d’avoir vu tout ça,
Qu’est-ce que l’on va faire ?
Noël, petit Noël, n’allez pas chez eux,
N’allez plus jamais chez eux, punissez-les !
Vengez les enfants de France !
Les petits Belges, les petits Serbes,
Et les petits Polonais aussi !
Si nous en oublions, pardonnez-nous,
Noël ! Noël ! Surtout, pas de joujoux,
Tâchez de nous redonner le pain quotidien.
Nous n’avons plus de maisons ! Nous n’avons plus de maisons!
Les ennemis ont tout pris, tout pris, tout pris.

Jusqu’à notre petit lit!
Ils ont brûlé l’école et notre maître aussi,
Ils ont brûlé l’église et monsieur Jésus-Christ,
Et le vieux pauvre qui n’a pas pu s’en aller !

Noël ! Écoutez-nous, nous n’avons plus de petits sabots !
Mais donnez la victoire aux enfants de France !

Par ce plagiat amical, Debussy, qui ne pouvait ignorer l’arrestation et la déportation de Komitas le 24 avril 1915, et son retour avec une santé très détériorée, a probablement voulu lui rendre hommage. C’est pour nous la seule justification de son choix. A vous de juger…

Alexandre Siranossian, Chef d’orchestre

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