Il nous a semblé nécessaire d’inclure dans cette longue série de biographies celles des musiciens arméniens les plus remarquables des XIX et XX° siècles, les cinq disciples de Komitas : P. Ganatchian, W. Sarxian, V. Servantiantz, M. Toumadjian et H. Semerdjian. Nous faisons volontairement une différence entre disciples et élèves. Avant de s’installer à Constantinople en 1910, Komitas a enseigné au Djémaran d’Etchmiadzine, parmi ses nombreux élèves, certains sont devenus des musiciens connus comme Spiridon Mélikian, Vahan Der Arakelian, Krikor Suni (Mirzoyantz) et A. Chamouradian. A la différence des disciples, les élèves du Djémaran recevaient un enseignement musical dans le cadre de leurs études générales. Komitas eu également un élève célèbre : H. Sinanian. Enfin il y a ceux plus anonymes qui ont participé aux différents chœurs dirigés par le Vartabed.
A la Franca….
Pour comprendre ce qui a motivé ces cinq jeunes musiciens à choisir leur maître, il faut rappeler quel était le paysage musical de la capitale de l’Empire Ottoman.
En 1826, le sultan Mahmud II aboli le corps des Janissaires, ce qui a pour conséquence la fin de l’ancienne musique militaire turque. Giuseppe Donizetti, (le frère du compositeur d’Opéra) est alors missionné par le Sultan pour réformer et occidentaliser la musique de la cour. L’accomplissement de cette mission le place dans dans une situation surprenante : l’obligation d’étudier le système de notation de H. Limondjian (1768-1839) introduit tout d’abord dans la liturgie arménienne puis utilisé pour noter la musique ottomane.
L’Empire s’ouvre à l’Occident et à sa culture. On y adopte le mode de vie a la Franca, le piano, le violon, l’opéra Italien, la musique légère et les danses de salon.
La notation occidentale s’impose rapidement, sauf par les tenants de la musique traditionnelle a la Turca. Ces chanteurs, instrumentistes et compositeurs qui n’étaient pas turcs se nommaient Nikoghos Ara, Oudi Archak, A. Alyanakian (keman), Dergazarian, Gulbenkian, K. Berberian (oud), K. Tchulayan (keman), K. Merhterian (kanun), M. Kerstedjian (santur), A. Karabetian (kanun), A. Kemlekdjian (oud), K. Garmirian, Missac (keman), Tatéos effendi Exerdjian (keman), Oudi Hrant. On comprend à présent pourquoi la musique ottomane était transcrite avec le système Limondjian !
Comme dans beaucoup de domaines, les arméniens à l’avant-garde de cette occidentalisation sont à l’origine d’une nouvelle génération de compositeurs dont le plus célèbre est D. Tchoukhadjian (le Verdi arménien). L’orchestre symphonique créé en 1861 par Krikor Sinanian, le premier de l’Empire, joue le répertoire classique mais aussi les œuvres de nombreux compositeurs aujourd’hui complètement oubliés comme A. Mergian, S. Kessedjian, M. Djerahian, Assadour, C. Mestoudjian. Les titres de leurs partitions, souvent pour piano ou avec violon se passent de commentaires : Mazurka brillante, Marches, Polka, Grand quadrille roumain, Valses, Pot-pourri sur des airs d’opérette ou opéra. Plus tardivement Haroutioun Sinanian après sa rencontre avec Komitas, publiera des transcriptions de chants citadins ou patriotiques arméniens comme Dzidzernag, Mayr Araksi, Ari haygazounk, Dalvorig, Pamp vorodan, Vo intch anouch, Marche Antranig. Cette musique citadine sera le premier mode d’expression de la communauté renaissante, d’abord en langue turque puis rapidement en arménien.
Finalement, la culture musicale arménienne « rustique » des provinces orientales, n’avait que peu de place dans la vie culturelle de Constantinople, contrairement à Tiflis et dans le Caucase où K. Kara-Mourza par son engagement militant pour la musique populaire et le chant choral a suscité un grand intérêt dans la population arménienne.
A l’Armenia
Quand Komitas crée le chœur Goussan à Constantinople en 1910, il commence la mise en œuvre d’un projet d’éducation musicale inspiré de celui de Kara Mourza au Djémaran d’Etchmiadzine et auquel il avait succédé ! A cette date, le Vartabed a déjà écrit une partie de son œuvre, possède une solide expérience musicale et jouit d’une grande notoriété internationale.
Le premier concert de 1910 arrive en pleine mutation de la société. Son répertoire ramène les arméniens à la source dans un monde rural qui se démarque totalement de la culture citadine. Pour la petite histoire, la constitution du chœur mixte avait aussi un rôle social auprès de la jeunesse, il permettait aux garçons et filles de se côtoyer librement. En choisissant le Vartabed comme maître, ses nouveaux disciples se plaçaient à la fois à contre-courant du milieu culturel ambiant et à l’avant-garde des aspirations de la communauté arménienne. C’est là tout leur mérite.
Séparés durant la guerre, ils se retrouvent en 1919 à Constantinople alors que le Vartabed est déjà transféré en France. Ils reprennent les activités du Chœur Goussan et publient trois cahiers de mélodies et chœurs Hay Goussan. La préface d’H. Semerdjian, dans le premier volume daté d’avril 1919 est très courageuse, même si l’on sait que la guerre était déjà perdue pour l’Empire Ottoman et que la République d’Arménie était proclamée depuis le 28 mai 1918. En voici un court extrait: La première invitation à notre culture nationale est donnée par le souffle des chants de Nalbantian et Batganian qui ont développé l’âme et le mouvement révolutionnaire… Effectivement, le premier volume de Hay Goussan commence par Mèr Hayrenik, le nouvel hymne de la République d’Arménie. On y trouve également des marches en Hommage aux volontaires, au Général Antranig. Le second volume daté de 1920 commence par Pan Porodan, suivi Govgassi Katchèr (les héros du Caucase) et se termine par Mènk bèdk è guervink (Nous devons nous battre). Nous n’avons hélas pas encore retrouvé le troisième volume.
Les cinq disciples donnent à Péra en hommage à Komitas un concert avec le nouveau chœur Goussan qui réunit 300 (400 ?) choristes. Le spectacle obtient un immense succès et sera repris dans différents lieux. Conformément au souhait de leur maître, les jeunes gens vont continuer leurs études musicales à Paris. Komitas s’y trouve déjà et tout le monde espère alors sa guérison. Ses amis Marguerite Babayan et A. Tchobanian connaissant bien le milieu musical, il est probable que le professeur René Lenormand chargé du perfectionnement musical des jeunes gens est de leurs amis.
Nous ne disposons pas d’informations précises sur le déroulement de leurs études. Il semble qu’ils aient travaillé en privé. Le pédagogue veillait à préserver l’identité arménienne de ses élèves, comme en témoigne sa remarque à P.Ganatchian à propos d’une pièce pour violon : Tu es arménien. Ecris de la musique arménienne.
Les étudiants ne vont pas tarder à prendre leur envol dans un monde arménien éclaté et meurtri par le génocide. Peu à peu, ils entrent dans la vie active et se dispersent : P. Ganatchian part en Egypte en 1921, W. Sarxian qui dirigeait le choeur de l’Eglise Arménienne de Paris poursuit ses études au Conservatoire Royal de Bruxelles en 1924, M.Toumadjian choisit l’Amérique et V. Servantiantz Berlin. Concernant H. Semerdjian, nous manquons d’information.
Si les noms de P.Ganatchian et W. Sarxian, restés dans la sphère francophone, nous sont plus familiers, les autres méritent également notre attention. Nous allons essayer de faire connaître ce qu’a été leur action musicale et le rôle qu’ils ont joués dans la musique arménienne.
Parsekh Ganatchian
Parsekh Ganatchian fait partie des cinq privilégiés qui ont reçu l’enseignement de Komitas. Compositeur, chef de chœur et pédagogue, il a créé une œuvre originale essentiellement vocale, qui l’a rendu célèbre en diaspora comme en Arménie.
Il nait à Rodosto en 1885 dans la famille d’un cordonnier. Trois ans plus tard, sa famille s’installe à Constantinople puis, en raison des persécutions, émigre à Varna en Bulgarie. L’enfant termine ses études, travaille auprès d’un commerçant originaire de Van et à ses moments de liberté s’amuse à jouer sur un « violon » de sa fabrication. Son père, voyant l’intérêt de son fils pour cet instrument, lui en offre un ! Après quelques cours avec le professeur Médiguian, il est admis auprès du célèbre violoniste Nathan-Beg Amirkhanian. Il étudie la théorie musicale, chante dans un chœur et apprend à diriger un orchestre. Sa famille s’installe en Roumanie où Parsekh continue d’étudier le violon et l’harmonie avec G. Bouyouki.
En 1905, lors de la première révolution russe, les policiers arrêtent le jeune violoniste qui se voit contraint de retourner en Bulgarie où il gagne sa vie en jouant dans un orchestre et commence à composer. En 1908, après la révolution des Jeunes Turcs, de nombreux intellectuels et artistes arméniens, rentrent à Constantinople, persuadés que la liberté d’expression existe enfin pour leur peuple…
P. Ganatchian est de ceux là ! Il donne des cours, dirige un ensemble d’instruments à vent, Knar, avec lequel il se déplace dans les quartiers arméniens, faisant de nombreux émules. Il compose et publie une valse : Massis.
Disciple de Komitas
En 1910, P. Ganatchian assiste au premier concert de Komitas. C’est une révélation : il vient de découvrir la musique populaire arménienne. « Lorsque le concert s’est terminé, j’ai retrouvé mes esprits, et me suis précipité sur scène pour retrouver le Vartabed…et lui demander d’être son élève ».
P. Ganatchian sera le premier des cinq disciples de Komitas. Durant trois ans, il va recevoir un enseignement musical fondamental : en plus de chanter dans le chœur « Goussan », il apprend à harmoniser les chants populaires et à diriger. En 1914, appelé à faire son service militaire, il est affecté comme infirmier à l’hôpital militaire et joue du trombone dans une fanfare militaire et finalement, exilé à Alep avec d’autres militaires arméniens pour des travaux, P. Ganatchian, crée un chœur parmi les soldats, qui chanteront du Komitas en concert, apportant aux réfugiés un grand réconfort.
Il part ensuite pour Adana et rentre finalement à Constantinople en 1919. En l’absence de son maître déjà interné à Paris, P.Ganatchian retrouve W. Sarxian, M. Toumadjian, V. Servandiantz et H. Semerdjian. Ensemble, ils reprennent une grande activité musicale et publient sous le nom de Hay Goussan trois recueils de chants harmonisés par P. Ganatchian, V. Sarxian et V. Servantiantz. Ces 40 chants sont des mélodies connues et aimées du public ou de nouvelles compositions. Le premier recueil commence par Mèr Hayrénik, l’Hymne de la première République d’Arménie, dans une harmonisation de P. Ganatch (ian). Jusqu’à aujourd’hui, en Arménie et dans la diaspora, on pense à tort que Ganatchian est l’auteur de la musique. Dans le second recueil nous trouvons la célèbre Berceuse de P. Ganatchian Oror.
A l’automne 1921, abandonnant ses études à Paris avec le professeur Lenormand, P. Ganatchian se rend en Egypte pour diriger des chœurs, enseigne en 1926 la musique au collège Melkonian de Chypre puis s’installe définitivement à Beyrouth en 1933.
La petite Arménie
Nombreuse et dynamique, la communauté arménienne va permettre au compositeur de s’exprimer dans des conditions favorables. Le premier concert a lieu en juin dans une petite salle mais le succès est tel qu’il est repris 15 jours plus tard au Grand Théâtre…En 1936 le chœur Goussan est officiellement créé. Ses activités vont être suivies non seulement par ses compatriotes mais aussi à travers les milieux arabes et occidentaux. Des concerts sont organisés à Damas, Tripoli, Zahlé, Lattaquié, Alexandrette, Alep et dans de nombreuses régions.
Ganatchian compose ses grands chœurs à Capella : Nanor, Hoy Nar, Dalilo, Varteri èd, Oror, Hayréni garod, Naro djan, Kharar kichèr, Gamnèrk, Dzenguele, Pam Porodan, et des mélodies : Oror, Bedjingo, Dzov atchèr, Lousnag élav, Ourénin (sur le texte d’Anouch d’H.Toumanian), Alvarti yéraz. Son opéra en un acte Apeghan (1938) sur le drame de L. Schant Les anciens dieux sera représenté avec succès au Liban et en Arménie (1964) dans sa version originale pour chant et piano. A l’occasion de son jubilé, le compositeur Garbis Aprikian a orchestré et dirigé Apeghan en oratorio à l’église de la Trinité en novembre 2004 à Paris.
P. Ganatchian, a également composé pour les enfants des chants, chœurs et 19 pièces pour piano créés en 1945 par le chœur d’enfant de l’école S. Nechan. Il a recueilli et harmonisé de nombreux chants arabes. Citons la Marche du Liban, la Marche Syrienne. Le compositeur a reçu des distinctions du Liban et de la France pour ces travaux. De très nombreux articles lui sont consacrés durant les années 1944 à 1946. Cette même année, de nombreuses manifestations seront organisées pour fêter les 40 ans d’activité artistique. Malheureusement, sa vue faiblit peu à peu. Malgré se handicap, il continue ses activités et il lui arrive de diriger pratiquement sans voir.
Les compositions de P. Ganatchian occupent une place importante dans le patrimoine pour chœur de la musique arménienne. Son œuvre comprend principalement 30 chœurs, 10 mélodies avec piano sur des textes de R. Bagdanian, H. Toumanian, A. Issahakian, V. Mirakian, 20 chants pour enfants, et l’opéra Apeghan. « Pour faire vivre ma famille, j’ai consacré beaucoup de temps à enseigner le piano, le violon, et la théorie musicale. J’avais donc peu de temps pour composer. Je suis redevable au chœur Goussan, qui m’a obligé par son succès à écrire de nouvelles œuvres pour renouveler le répertoire. »
Le développement des relations culturelles de l’Arménie avec la diaspora va faciliter la diffusion ses œuvres et ses liens avec la Mère Patrie. On peut rappeler sa rencontre en 1961 avec le compositeur Aram Khatchatrian et la même année l’article du journal Baykar : Que le chemin de cet homme aurait été verdoyant s’il avait marché sur le sillon qui mène à l’Arménie. Comme il aurait pu grandir, Ganatchian, devenir un arbre, un gros chêne, peut être sur les flancs de l’Arakadz et créer dans la Patrie. Le compositeur disparaitra le 21 mars 1967 sans avoir eu la possibilité de répondre à une invitation à se rendre à Erevan, qui peu après, grâce au musicologue R. Atayan, publiera un volume de ses œuvres.
Ganatchian est connu en Europe, grâce au célèbre chœur Sipan-Komitas de Paris qui associe très souvent dans ses programmes les partitions de Komitas et Ganatchian. La légendaire transcription de Nanor pour chœur et orchestre réalisée par son chef Garbis Aprikian transcendant le contenu émotionnel et dramatique de la partition, a reçu un accueil enthousiaste auprès du public et contribué à donner à P. Ganatchian une notoriété internationale.
Wartan Sarxian
Parmi les cinq disciples de Komitas, Wartan Sarxian comme P. Ganatchian, a passé sa vie à créer et diriger des chœurs dans différentes communautés de la diaspora, mais à la différence de son célèbre condisciple, son nom est définitivement attaché au Badarak (la Messe) de Komitas. L’histoire a retenu le nom de F.X. Sussmayer, qui a terminé le fameux Requiem de son maître Mozart. Il en est de même pour W. Sarxian, qui a reconstitué ou composé une grande partie de la partition chantée depuis, tous les dimanches dans la plupart des paroisses arméniennes et contribue à la gloire de son maître.
Wartan Sarxian est né le 2 mai 1892 (ou 1895?) à Scutari (Constantinople) où son père était surnommé le «Rossignol Adji Sarkis ». Après ses études au collège Berberian en 1909, il est dans l’obligation de travailler. Sa rencontre avec Komitas Vartabed en 1910 va bouleverser sa vie : il abandonne son travail pour devenir son élève. Komitas souhaitait former des chefs de chœurs capables de poursuivre son œuvre et pour cela, il fallait leur donner une culture musicale de haut niveau à la fois occidentale et arménienne. En 1911, W. Sarxian crée le chœur Raffi enseigne la musique dans les écoles secondaires et le chant choral dans différentes églises de la ville. Une année avant la création de l’Opéra d’A.Tigranian (1912), il compose pour le collège américain de jeunes filles une musique pour Anouch de H.Toumanian.
W. Sarxian, mobilisé dans l’armée ottomane durant la guerre, revient indemne, et reprend ses activités musicales. Il crée la Société de Musique Arménienne de Scutari, qui rassemble un chœur de 120 participants. Le programme du concert donné le 29 mai 1919 est entièrement consacré aux œuvres de Komitas. La même année, avec les autres disciples, il participe à la renaissance du chœur Goussan. Le concert organisé à Péra et dédié à Komitas avec un chœur de 400 personnes, obtient un immense succès. Le spêctacle sera repris et les bénéfices seront consacrés aux soins du Vartabed. Très actifs, les cinq musiciens publient sous le nom de Hay Goussan 3 recueils de mélodies et choeurs. W. Sarxian y participe avec des arrangements de chants arméniens célèbres comme Le chant d’Antranig, Karoun, Oror, Les Héros du Caucase. En 1920, il part à Paris avec ses condisciples étudier avec le professeur R. Lenormand.
Tout en poursuivant ses études musicales, W. Sarxian prend la direction de la chorale de l’Eglise Arménienne de la rue Jean Goujon. Comme Komitas avant lui, il n’hésite pas pour ses concerts à faire appel à des chanteurs français, une tradition qui s’est perpétuée avec le choeur Sipan-Komitas. Après un voyage à Leipzig en Allemagne, le jeune homme s’installe à Bruxelles, où il crée la société musicale Arménia (1923). Inscrit au Conservatoire Royal de Bruxelles, il obtient en 1927 les diplômes de contre-point et fugue.
Badarak
En 1928, W. Sarxian participe à Paris aux travaux du Comité des amis du R.P. Komitas créé à l’initiative de deux proches du Vartabed : la cantatrice Marguerite Babaïan et le grand écrivain Archak Tchobanian. Son objectif est la sauvegarde de l’œuvre de Komitas et sa publication. De nombreux manuscrits du Vartabed éparpillés chez des particuliers sont ainsi retrouvés. Certaines œuvres seront reconstituées de mémoire par W.Sarxian qui les avait chantées dans le chœur Goussan de Constantinople. De 1928 à 1951 paraissent sept cahiers de mélodies et chœurs, un cahier de danses pour piano (1916), un livre de chants liturgiques et enfin la Messe (1933). Cette édition, servira de référence pour l’intégrale publiée en Arménie sous l’autorité du grand musicologue Robert Atayan à partir de 1969.
Sarxian nous apprend que Komitas a travaillé à cette messe à l’automne 1912. Ecrivant chaque partie dans la journée, il les apprenait à ses choristes le soir. Après son retour d’exode, le Vartabed apporta des modifications avec l’espoir que cette œuvre serait publiée. Malheureusement, en raison de sa maladie, la version corrigée s’arrête à la page 17. Sur les 70 pages du manuscrit original de la messe envoyé à Paris par le Patriarcat de Constantinople, Komitas avait fait de nombreuses corrections, utilisant les notations arméniennes et occidentales. Pour les parties manquantes, W. Sarxian a reconstitué de mémoire ce que Komitas avait chanté en sa présence et pour le reste s’est attaché à compléter la partition dans le style de son maître.
Marseille….
En 1931, il est invité à l’occasion de l’inauguration de la Cathédrale Arménienne de Marseille. Bien que résidant à Bruxelles, il crée la Société de musique arménienne de Marseille dont la chorale jouera jusqu’en 1938 un rôle important dans la vie culturelle de la communauté. Dès 1944, il donne un brillant concert avec la chorale Sipan-Komitas de Paris et reprend ses concerts en Hollande et Belgique. Après la mort de son mécène et employeur M. Khorassandjian, il accepte à Marseille la fonction de maître de chapelle et recrée le chœur Arménia. En 1955, W. Sarxian visitant l’Arménie est reçu avec enthousiasme par ses collègues musicologues de l’Académie des Sciences. Des liens amicaux s’établissent entre eux et W. Sarxian aura la joie de constater l’intérêt et le respect porté par ses collègues à son œuvre au service de la musique arménienne.
En 1958, il termine ses travaux sur les Chants de l’Aube (Arevakal), importantes pages musicales de la musique médiévale arménienne. L’enregistrement de cette œuvre est très bien accueillie par les spécialistes. Citons l’article de K. Kerestedjian dans la revue Zvartnots : Une des forces évidentes dans son art constitue la manière d’harmoniser, dans laquelle une technique sûre et un goût créateur le dirigent vers l’emploi de formes polyphoniques particulières qui émanent de l’intention même de la musique homophone arménienne. Compte tenu de cela et sans blesser sa sensibilité, W. Sarxian tisse ses harmonies autour des mélodies.
Comme presque tous les musiciens restés en Diaspora il ne bénéficie pas comme ses collègues d’Arménie de structures institutionnelles et doit lutter pour assurer sa subsistance, face à une population dont la seule structure communautaire est l’ Eglise. De ce fait, la seule perspective musicale reste la pratique chorale avec parfois des solistes, une partie instrumentale limitée au piano, une contrainte peu favorable à la création… W. Sarxian aurait put laisser une œuvre plus importante et enrichir le patrimoine musical arménien, comme l’a fait P. Ganatchian, mais les arméniens de Marseille n’étaient pas organisés en communauté comme au Liban et on peut comprendre sa lassitude.
Sarxian, probablement déçu par le manque d’intérêt de ses compatriotes pour la culture musicale mais aussi pour raison de santé, renonce à ses activités de chef de chœur et s’installe quelques années dans la région Pparisienne pour finalement retourner dans la capitale phocéenne. La Communauté Arménienne de Marseille retrouvera quelques années plus tard une nouvelle dynamique musicale à laquelle il n’était pas étranger.
Le musicien, qui n’avait pas la prétention d’être un compositeur, aura été comme son maître à la fois chef de chœur, compositeur, collecteur et arrangeur de nombreuses mélodies populaires et religieuses ou de mélodies connues. A la demande de Monseigneur Manoukian des U.S.A., il a publié en deux volumes Le Saint Office de l’Eglise Arménienne (1966) qui achève le travail commencé avec le Badarak de Komitas.
C’est à Marseille que le 30 janvier 1978, la même année qu’A. Katchatourian, le musicien s’éclipse discrètement, comme il a vécu…..
Vagharchar Servantiantz
Né à Van en 1891, Vagharchar Servantiantz, neveu de l’Evèque Karekin Servantiantz, grandit à Garin (Erzeroum). En raison des massacres hamidiens, il passe son enfance à Brousse et Constantinople. Lorsqu’en 1910, le R.P.Komitas s’installe dans la Capitale il le rejoint et devient son élève.
En 1919, il participe avec les autres disciples à la renaissance du chœur de Komitas, dissout après sa déportation. On remarque, dans les cahiers de Hay Goussan de 1919-1920 plusieurs chants harmonisés par le jeune musicien.
Comme ses condisciples, il part à Paris, espérant la guérison du maître. V. Servantiantz étudie l’harmonie, le contre-point et la composition auprès de René Lenormand et en 1923 s’inscrit au Conservatoire de Berlin durant trois années. (Le choix de Berlin n’est pas un hasard, c’est dans cette ville de Komitas avait reçu sa formation). Durant cette période, il compose et commence une carrière à la fois comme pianiste et chef d’orchestre, puis part en Egypte où il obtient un certain succès tant auprès des arméniens que des occidentaux.
En 1928, V. Servantiantz s’installe à Boston (USA) puis à Fresno (1948). Pendant vingt ans, le musicien dirige des chœurs et donne des concerts. En 1950, l’Association des arméniens du Vaspouragan fêtera le Jubilée du musicien. Celui-ci dirigera le concert . « Je n’oublierais pas ce concert qui m’a donné la force de continuer à me consacrer à la musique arménienne jusqu’à ce que mon corps ne me le permette plus. J’ai travaillé toute ma vie dans les plus grandes difficultés pour payer mon tribut à notre peuple… »
A la fin de sa vie, le musicien travaille à une Encyclopédie des musiciens remarquables et compose une symphonie arménienne en si bémol Majeur et en quatre mouvements. Il disparait le 16 avril 1958.
Servantiantz a effectivement consacré sa vie à la musique arménienne et à sa préservation. Il a écrit des chants, romances, chœurs et des pièces pour piano, opéras pour enfants et des arrangements de chants populaires. Comme tous les musiciens de la diaspora, il mit en musique les meilleures pages de la poésie et de la littérature contemporaine comme A. Issahakian, V. Dérian, N. Bechiktachlian, H. Chems.
A partir de 1923, V. Servantiantz a publié à Leipzig et Paris onze cahiers de compositions: Chants rustiques, Chants de l’ Ame, Nouveaux chants et danses arméniennes, Mélodies classiques traduites en arménien, deux cents chants populaires d’Achougs, Patriotiques, Classiques etc… On y trouve des arrangements de chants populaires comme Chorer djan, Kamar, Nazan, Krounk, Hovn anouch, Saren egav, Kini lits. Malheureusement, dans ces œuvres, l’influence de Komitas ne permet pas au jeune musicien de s’affirmer comme un compositeur original….
Mihran Toumadjian (1890-1973)
Né en 1890 à Gurin dans la région de Sebaste, il s’installe en 1910 à Constantinople pour des études de droit. M. Toumadjian réorientera sa vie après sa rencontre avec Komitas. Parti en Egypte pour échapper au service militaire, il rejoint les autres disciples du Vartabed en 1919 et ensuite à Paris pour étudier avec René Lenormand. M. Toumadjian s’installe aux USA en 1923, dirige des chœurs et donne de nombreux concerts. On retrouve son nom dans la liste des donateurs importants à l’Association Parisienne de soutien à Komitas pour le bénéfice d’un concert donné à New York. Pendant 40 ans, M. Toumadjian collectera auprès de ses compatriotes plus de 1000 chants de la région du Vaspouragan, de Guiris, d’Akn, Bitlis, Kharpèrt, Erzenga, Edesse, etc… Réunis en quatre volumes et en deux parties : Chants de l’Arménie et Chants nationaux, ils seront remis à l’Arménie en 1972 et publiés. L’intérêt de cette œuvre réside dans la qualité de l’étude réalisée pour chaque chant avec une présentation de toutes les variantes. Lors de son séjour en Arménie, en 1964 M.Toumadjian donnera des conférences et concerts. Il fera connaître à cette occasion les œuvres de P. Ganatchian, notamment son opéra Apeghan.
Conclusion
Nous avons cherché à vous faire connaître les cinq musiciens que Komitas avait choisis pour collaborer à son œuvre. P. Ganatchian grâce à son talent de compositeur, sans chercher à l’imiter, a su créer une œuvre originale qui défie le temps et s’est imposée tant en Arménie qu’en diaspora. W. Sarxian, dans une moindre mesure comme compositeur, mais surtout par sa contribution aura oeuvré à la sauvegarde de l’œuvre du Vartabed avec le comité Parisien et à sa rédaction de la musique liturgique en particulier le Badarak resté inachevé par son maître. Sans lui, l’Eglise arménienne serait aujourd’hui limitée à la messe de Magar Ekmalian, très occidentalisée, et celle de Tchilinguirian très byzantine.
Si M. Toumadjian a continué la collecte en diaspora, V. Servantiantz dans ses compositions a, lui, cherché à s’appuyer sur la musique populaire et repris de nombreux thèmes déjà recueillis par son maître. Malheureusement, il n’a pas su trouver la formule musicale adéquate qui permette de mettre en valeur l’originalité de cette musique. Il n’est ni le premier ni le seul à avoir échoué sur ce point. Avant que Komitas ne présente ses premiers travaux à Paris, un recueil de mélodies arméniennes, arrangées par les compositeurs confirmés de la Schola Cantorum a été publié en 1900 sous la direction du grand compositeur français Vincent d’Indy. Le Vartabed avait dans un article sévèrement critiqué la valeur musicale de cette publication.
Il existe dès le début du XX° siécle une importante littérature musicale inspirée de la musique populaire arménienne mais très peu de compositeurs ont réussi à passer l’épreuve du temps. Parmi eux, nous pouvons citer le compositeur K. Alemscha pour ses mélodies et le violoncelliste Sarkis Aslamazian, membre fondateur du légendaire Quatuor Komitas, dont les arrangements pour quatuor à cordes ou orchestre, constamment joués dans le monde contribuent à la diffusion de la musique arménienne.
La troisième voie…
Entre les tenants du style à la Franca ou à la Turca, Komitas partisan d’un style à l’ arménia n’avait certainement pas comme objectif de faire de ces cinq jeunes gens des compositeurs, mais plutôt de former une nouvelle génération de musiciens capables de poursuivre ses idées en creusant le sillon de cette voie nouvelle favorisant une renaissance du peuple arménien.
L’originalité de l’identité arménienne, que beaucoup contestaient, s’imposait déjà peu à peu à travers la littérature. Pour les contemporains de Komitas, la légendaire interrogation d’Hamlet to be or not to be est devenue une tragique évidence après les massacres d’Adana où la population arménienne était pourtant considérée par les intellectuels de Constantinople comme totalement assimilée à la culture turque. Les évènements qui suivirent mirent définitivement fin au débat….
Les disciples de Komitas ont largement contribué à la diffusion de la musique arménienne populaire et religieuse. Dans des conditions souvent difficiles, chacun avec ses capacités a été digne de la mission que le Maître leur avait confiée. Longtemps éloignés de la mère Patrie, ils sont à présent intégrés à l’histoire de la musique arménienne.
Alexandre Siranossian