L’ouvrage publié par Sources d’Arménie : Les métamorphoses de Tigrane ou L’épopée arménienne dans le théâtre classique et l’art lyrique, ouvrage écrit par Alexandre Siranossian avec la collaboration de Maxime Yevadian, a révélé au public un patrimoine littéraire étonnant, jusque-là inconnu des spécialistes du théâtre et de l’art lyrique. Parmi les nombreuses questions qui accompagnent la diffusion de l’ouvrage, il en est une qui concerne le titre principal. Or, ce choix s’est imposé naturellement par la présence d’un personnage nommé Tigrane, dans 156 œuvres, théâtrales, musicales ou chorégraphiques parfois mises en musique par des compositeurs illustres comme F. Cavalli, T. Albinoni, A. Scarlatti, A. Vivaldi, G.F. Haendel, R. Keiser et J. A. Hasse. Entre 1672 et 1784, un Tigrane est créé presque chaque année, dans le répertoire lyrique ou dramatique des scènes européennes.
Rois et princes d’Arménie ou de multiples contrées, historiques, légendaires ou imaginaires, ces Tigrane ont dans leur majorité un dénominateur commun : sagesse et humanité.
Qualités déjà attribuées par Xénophon au prince Tigrane, fils du roi d’Arménie,dans sa Cyropédie (IVe siècle av.J.C.). C’est pourquoi nous pensons que ce prince a sans doute servi de modèle aux auteurs de l’Europe moderne.
Certaines répliques attribuées au personnage en témoignent, comme cette phrase prononcée par Tigrane,roi d’Arménie, dans la scène finale de La costanza trionfante degl’amori e degl’odii (1716) d’Antonio Marchi,(musique d’Antonio Vivaldi): « Artabano ritorna sovra i Parthi à regnar, Chio’no contendo il regni altrui, mà solo e miei difendo ». (Artaban redevient roi des Parthes. Je ne dispute pas les royaumes des autres, je protège le mien).
Une autre phrase significative prêtée par un auteur anonyme à Tigrane II dans une cantate à trois voix (1780) : De’ Monarchi sull’orme si compone la Terra ; onde chi regna d’empli luminosi a mondo è debitor. Se vesto il nome sin dalla verde eta di rai vivaci, forte, chi sa ? dopo mill’ anni, e milli giovanetti regnante avro seguaci. (La Terre se forme sur les traces des monarques ; celui qui règne est redevable au monde de ces exemples illuminés. Si moi aussi, depuis mon plus jeune âge, je porte ce rayon de lumière, dans mille ans et après mille jeunes rois, quelqu’un suivra peut-être mes traces). Ce constat nous oblige donc à retracer la carrière lyrique d’un héros apprécié par le public durant plus de deux siècles !
Tigrane dans le temple de Shakespeare
Ce n’est pas un hasard si dès 1611, deux auteurs anglais, John Fletcher (1579-1625) et Francis Beaumont (1585-1616), soucieux de démontrer dans leurs œuvres que seules les personnes de sang royal peuvent avoir des sentiments élevés et faire des choix dépassant leurs intérêts personnels, choisissent un roi d’Arménie imaginaire du nom de Tigrane pour illustrer leur propos—il sera le premier dans la littérature du théâtre européen.
A King and no King 2 (Un roi et aucun roi), tragi-comédie de Francis Beaumont et John Fletcher, créée à la cour du roi d’Angleterre en 1611 (la même année que La Tempête de Shakespeare) :
Synopsis: Depuis plusieurs années, Arbaces, roi d’Ibérie, guerroie à l’étranger. Triomphant, il revient enfin chez lui avec comme trophée un prestigieux prisonnier, Tigrane, roi d’Arménie, qu’il souhaite unir à sa sœur, la princesse Panthea. Il apprend alors que le régent du royaume, Gobrius, a déjoué une conjuration ourdie par sa mère, Arane, qui complote pour l’assassiner.
Spaconia, princesse arménienne, fiancée à Tigrane, a suivi ce dernier en exil. Elle espère empêcher Arbaces de réaliser son projet d’unir Tigrane à sa sœur. Tigrane rassure Spaconia, promettant de lui être fidèle.
Arbaces constate avec horreur qu’il éprouve une forte attirance pour sa soeur qu’il n’avait pas revue depuis l’enfance. Commence alors une lutte désespérée contre cette passion incestueuse. Le roi accuse Gobrius d’être responsable de la situation : ce dernier ne lui a-t-il pas écrit de nombreuses lettres dans chacune desquelles il loue la beauté de la princesse ? Panthea est attirée également par Arbaces mais se défend de sa passion. Désespéré, Arbaces décide d’assassiner Gobrius, de satisfaire ensuite sa passion avant de se suicider.
Tigrane s’éprend à son tour de Panthea, en dépit de la promesse faite à Spaconia mais il parviendra à se raisonner et à rester fidèle à sa promesse.
Arbaces est en réalité l’enfant de Gobrius qui complote pour que son fils devienne roi et veut faire de lui l’héritier du vieux roi resté sans enfant.
Arane, quant à elle, œuvre pour restaurer une légitime succession alors qu’Arbaces aurait pu être légitimé par son mariage avec Panthea puisque cette dernière n’est pas sa sœur.
On découvre un personnage d’Arbaces courageux et redoutable dans la bataille,mais aussi vulgaire et vantard, ce qui s’explique par sa naissance : il ne peut en effet avoir la noblesse d’un roi,puisqu’il n’en a pas pas le « sang ».
Après ce début à la cour d’Angleterre,le personnage historique ou imaginaire de Tigrane connaîtra une carrière exceptionnelle sur les scènes européennes. Nous en présenterons les étapes aux lecteurs d’Alakiaz dans les prochains numéros.
Lors d’un banquet, Balthazar, roi de Babylone avait profané les vases sacrés du temple de Salomon. Dieu décida que, conformément à la prophétie de Daniel, il devait être vaincu et tué par les Perses. Si l’on compare les Écritures sacrées et les Écritures profanes, on apprend que Cyrus était à cette époque roi des Perses et qu’il s’empara de la cité, pendant le banquet des Babyloniens. Son oncle Darius participa à l’expédition. Le drame a été composé à partir de ces faits réels ; Darius n’est pas présent dans le livret. Pour l’enrichir, plusieurs personnages ont été créés tels que Nitocris, fille de Balthazar, dont Cyrus tombe amoureux. Ce dernier la demande en mariage, mais Balthazar refuse, ce qui pousse Cyrus à attaquer la ville.
Tigrane, prince d’Arménie, qui participe également à l’assaut, est lui aussi amoureux de Nitocris. Balthazar, rejetant les prédictions de Daniel, annonce à Nitocris la nouvelle de son mariage avec Tigrane. Cyrus, qui s’est introduit dans le palais en se faisant passer pour le serviteur de Daniel, conseille lui aussi à Balthazar de laisser sa fille choisir, mais le roi le chasse. Lors du banquet, Balthazar se sert à boire dans le vase rapporté par Nabucco au Temple de Jérusalem.Chaque fois qu’il veut boire, le vase se renverse et tout le monde voit en cela un sombre présage. Alors que le roi ordonne à ses convives de boire dans ces vases, un tremblement de terre survient. Balthazar menace de tuer sa fille si elle refuse de lui obéir, mais elle est sauvée par Tigrane. Balthazar meurt, et sa disparition permet l’union de Cyrus de Nitocris. Tigrane se console en apprenant qu’une lettre retrouvée dans la veste de Balthazar expliquait que Nitocris était sa sœur.
L’œuvre la plus connue de cette série est cependant Tigrane o vero l’egual impegno d’amore e di fede (Tigrane ou l’engagement véritable de l’amour et de la foi), un dramma per musica de Domenico Lalli, musique d’Alessandro Scarlatti. Après sa création à Naples en 1715, le livret sera repris par d’autres compositeurs :Tomaso Albinoni sous le titre de L’amor di figlio non conosciuto (Venise, 1716), Reinhard Keiser, (Hambourg,1722) et J.A.Hasse (Wolfenbüttel, 1749) dans des adaptations en langue allemande et sous le titre de Die großmütige Tomyris.
La scène se déroule dans le palais des Massagètes, nommé Diamuch.
Domenico Lalli, livret de Die Grosmuthige Tomyris,page de titre,Hambourg,1717,Berlin, Staatsbibliothek. L’éxécution de Tigrane va avoir lieu. La reine Tomyris, habillée en costume du XVIIIe siècle, se penche vers un messager qui lui apporte la lettre révélant que le condamné est son propre fils. A droite, Meroe, fille de Cyrus et amante de Tigrane, est retenue par un soldat.
Synopsis
Tomyris, reine des Massagètes et amante de Tigrane, prince d’Arménie, général d’armes de Tomyris, est une guerrière restée veuve avec deux enfants. Le premier, Archinto, est enlevé par un corsaire, puis vendu à un prince d’Arménie qui décide de l’appeler Tigrane, du nom de son fils mort, et d’en faire son successeur. Le second, Séleucos, est tué lors d’une bataille, par Cyrus, roi des Perses. Tomyris décide alors de venger son fils et d’attaquer Cyrus. Elle obtient l’aide de Policare, roi de Lydie, et de Doraspe, roi de Damas, en leur promettant d’épouser celui qui saura venger son fils. Les deux rois, vainqueurs, lui apportent la tête de Cyrus.
Tomyris doit choisir son époux, mais préfère reporter son choix à l’année suivante, en retenant Policare et Doraspe près d’elle. Auparavant, lors d’un passage dans le palais de Cyrus, Tigrane et Meroe, la fille du roi de Perse, tombent amoureux. Ce dernier, opposé à cette union, chasse le prince d’Arménie de son palais. Peu après la mort de son père, Meroe décide de se venger de Tomyris, mais pour n’être pas soupçonnée, elle fait croire à sa mort.
Lorsque Tigrane arrive à la cour de Tomyris, la reine va s’attacher à lui, et lui confier les rênes de son armée pour le retenir auprès d’elle. Reconnaissant, Tigrane ressent de façon inconsciente de l’amour filial pour elle. Meroe pénètre dans le palais de sa rivale, déguisée en voyante égyptienne. Le jour où Tomyris doit choisir son époux, un an après sa victoire sur Cyrus, secrètement amoureuse de Tigrane, elle ne peut se résoudre à le faire. Meroe, dans son désir de vengeance, provoque involontairement la disgrâce de Tigrane. Condamné à mort quoiqu’ innocent, il est sauvé par une nouvelle providentielle qui prouve à Tomyris que ce dernier est son enfant. La reine, magnanime, décide de tout oublier et d’accepter les noces entre Meroe et Tigrane.
Tigrane II
De tous les rois d’Arménie,Tigrane II est celui qui a le plus intéressé les auteurs gréco-latins, mais c’est Justin qui a fourni aux auteurs dramatiques la matière principale de leurs sujets. Appelé par l’historien romain, Velleius Paterculus, « le plus grand des rois », ce monarque a débuté sa vie sous des augures peu favorables.
Envoyé par son père Tigrane Ier (123-95 av. J.-C.) comme otage à la cour des Parthes, il y vécut environ quarante ans, apprenant à connaître ce peuple et ses mœurs. Devenu roi, il œuvrera à la préservation de son royaume de la puissance parthe durant les quarante années de son règne.
Tigrane au temps des Artaxiades….
Dans cette période historique, les auteurs donnent à Tigrane des titres très variés : Tigrane, roi d’Arménie : Pietro Antonio Bernardoni; Tigrane, re d’Armenia, musique d’Antonio Maria Bononcini, Vienne, 1710 ; Francesco Silvani, La virtu trionfante dell’amore e dell’odio overo Il Tigrane (Le triomphe de la vertu sur l’amour et la haine, ou Tigrane), musique de Benedetto Micheli, Antonio Vivaldi et Nicola Romaldi, Rome,1724 ;Bartolomeo Vitturi, Tigrane,musique de Giuseppe Antonio Paganelli, Venise, 1733 ; Anonyme, Tigrane, tragédie latine, Paris, 1734 ; Carlo Antonio Goldoni, Tigrane, musique de Giuseppe Arena, Venise, 1741 ; Bartolomeo Vitturi, Pompeo in Armenia, musique de Giuseppe Scarlatti, Pise, 1744 ; Anastasio Guidi, Pompeo magno in Armenia, musique de Francesco Javier García Fajer, Rome, 1755 ; Anonyme, Cantata a tri voci, musique de Giuseppe Schuster, Naples,1780 ; Antonio de Filistri da Caramondani, Tigrane, drame héroico-tragique, musique de Vincenzo Righini, Berlin, 1802 ; Pierre Jean-Baptiste Dalban, Tigrane ou les fils de Mithridate,tragédie, Paris, 1858 ; prince d’Arménie : Anonyme, L’humanità nelle fiere overo il Lucullo (La cruauté humaine ou Lucullus), musique d’Alessandro Scarlatti, Naples, 1691 ; général de Mithridate : Giacomo Maggi, Mitridate in Sebastia, musique de Giuseppe Aldrovandini, Gênes, 1701 ; fils de Mithridate : Filippo Vanstryp, Mitridate, musique de Nicola Porpora,Rome,1730 ;roi de Perse :BartolomeoVitturi,Berenice, musique de Baldassare Galuppi, Venise, 1741 ; roi de Syrie : Giovanni Schmidt, Pompeo in Siria (Pompée en Syrie), musique de Francesco Sampieri, Milan, 1825 ; Ismenia, fille de Tigrane : Nicolò Minato, Il delizioso ritiro di Lucullo (Lucullus ou les délices de la retraite),fête musicale,musique d’Antonio Draghi, Vienne, 1698 ; Laodice, fille de Tigrane : Michele Rispoli, Arsinoe, musique de Gaetano Andreozzi, Naples, 1795 ; Ladice, veuve de Tigrane Ier : Apostolo Zeno, Mitridate, musique d’Antonio Caldara,Vienne,1728.
Pietro Antonio Bernardoni, auteur peu connu, est à l’origine d’un livret représenté en 1710 à la cour deVienne, sous le titre de Tigrane, re d’Armenia (Tigrane, roi d’Arménie).
L’œuvre serait certainement tombée dans l’oubli sans les révisions de Francesco Silvani (Rome,1724) et Carlo Antonio Goldoni (Venise, 1741). Ces deux auteurs vont apporter au livret un succès si important que le personnage lyrique de Tigrane II éclipsera peu à peu l’engouement du public pour les Tigrane de fantaisie…
Anonyme, livret de Tigrane, tragédie latine, page de titre, Paris,1734, Paris, Bibliothèque nationale de France.
Pietro Antonio Bernardoni est le premier à s’inspirer de ce passage de Justin : « Tigrane régnait alors en Arménie. Donné autrefois en otage aux Parthes, ce prince avait depuis été renvoyé par eux dans le royaume de ses pères. Mithridate voulait s’en faire un allié dans la guerre contre Rome, qu’il méditait depuis longtemps, mais Tigrane n’ayant contre les Romains nul sujet de plainte, Mithridate, à l’aide de Gordius, lui conseilla d’attaquer Ariobarzane, prince indolent et faible ; et, pour déguiser
son artifice, il lui donna en mariage sa fille Cléopâtre. » Pour avoir une intrigue plus riche, le librettiste imagine que Tigrane est amoureux de Cléopâtre et qu’il s’engage sous un pseudonyme dans l’armée de Mithridate, trame conservée avec des variantes dans les livrets de Francesco Silvani, Carlo Antonio Goldoni, Apostolo Zeno et Vittorio Amedeo Cigna-Santi.
P. A. Bernardoni, Tigrane, re d’Armenia (Tigrane, roi d’Arménie), dramma per musica, musique d’Antonio Maria Bononcini, Vienne,1710.
La scène se déroule dans la ville d’Héraclée, Province du Pont, en Asie, et sous ses murs.
Synopsis : Tigrane est roi d’Arménie tandis que Mithridate règne sur le Royaume du Pont et autres provinces d’Asie. Entre les rois d’Arménie et ceux du Pont existe une inimitié ancienne ; c’est pour cela que Tigrane, amoureux de Cléopâtre, fille de Mithridate,mais pas encore couronné roi d’Arménie, arrive à la cour de Mithridate où il se fait passer pour Pharnace. Il fait preuve de courage et de valeur, remportant plusieurs batailles contre Ariobarzane, roi de Cappadoce, et contre Nicomède, roi de Bithynie. Mithridate lui confie alors l’armée royale.Durant quarante années de guerres, Mithridate parvient à affaiblir la grandeur de Rome puis décide de donner en mariage sa fille Cléopâtre à Tigrane pour faire de lui son allié.
Le dramma per musica débute le jour où Tigrane rentre victorieux de la guerre contre Nicomède. La découverte de sa véritable identité, les luttes de pouvoir et les intrigues de palais amènent Mithridate à donner l’ordre de tuer Tigrane mais Cléopâtre décide de mourir avec celui qu’elle aime. Ému par la force de cet amour, Mithridate promet à Tigrane et au royaume d’Arménie d’oublier la haine qui l’a habité pendant si longtemps et consent enfin au mariage.
Le royaume de Bithynie
La survivance de l’histoire de l’antique royaume de Bithynie – territoire au nord-est de la Turquie actuelle – dans la mémoire occidentale contemporaine s’explique par les nombreux ouvrages littéraires et lyriques le mentionnant à l’époque moderne. Parmi les auteurs du XVIIe siècle qui ont fait connaitre ce royaume et son histoire, il faut citer Pierre Corneille. Sa tragédie Nicomède, créée au début de l’année 1651, a inspiré Francesco Silvani et Domenico Lalli,deux auteurs italiens majeurs du dramma per musica.
L’histoire de Nicomède et Laodice revêt un intérêt particulier quand on sait que, contrairement à Corneille et aux sources antiques qui ne font aucune allusion à l’Arménie, les librettistes successifs ont de plus en plus arménisé le thème.
Pierre Corneille, Nicomède, page de garde, Rouen, Laurens Maurry, Paris, Charles de Sercy,1651, Paris, Bibliothèque Mazarine
Noel Coypel (1628-1707), Cyrus interrogeant le roi d’Arménie (1700-1702), huile sur toile, premier quart du XVIIIe siècle,138,5 x 282 cm, musée de Grenoble. Seule représentation picturale du prince Tigrane et de son père, le roi d’Arménie, dont Xénophon n’a pas précisé le nom
Une autre phrase significative prêtée par un auteur anonyme à Tigrane II dans une cantate à trois voix (1780) : De’ Monarchi sull’orme si compone la Terra ; onde chi regna d’empli luminosi a mondo è debitor. Se vesto il nome sin dalla verde eta di rai vivaci, forte, chi sa ? dopo mill’ anni, e milli giovanetti regnante avro seguaci. (La Terre se forme sur les traces des monarques ; celui qui règne est redevable au monde de ces exemples illuminés. Si moi aussi, depuis mon plus jeune âge, je porte ce rayon de lumière, dans mille ans et après mille jeunes rois, quelqu’un suivra peut-être mes traces). Ce constat nous oblige donc à retracer la carrière lyrique d’un héros apprécié par le public durant plus de deux siècles !
Tigrane dans le temple de Shakespeare
Ce n’est pas un hasard si dès 1611 deux auteurs anglais, John Fletcher (1579-1625) et Francis Beaumont (1585-1616), soucieux de démontrer dans leurs œuvres que seules les personnes de sang royal peuvent avoir des sentiments élevés et faire des choix dépassant leurs intérêts personnels, choisissent un roi d’Arménie imaginaire du nom deTigrane pour illustrer leur propos—il sera le premier dans la littérature du théâtre européen.
A King and no King 2 (Un roi et aucun roi),tragi-comédie de Francis Beaumont et John Fletcher, créée à la cour du roi d’Angleterre en 1611 (la même année que La Tempête de Shakespeare) :
Synopsis: Depuis plusieurs années, Arbaces, roi d’Ibérie, guerroie à l’étranger.Triomphant, il revient enfin chez lui avec comme trophée un prestigieux prisonnier, Tigrane, roi d’Arménie, qu’il souhaite unir à sa sœur, la princesse Panthea. Il apprend alors que le régent du royaume, Gobrius, a déjoué une conjuration ourdie par sa mère, Arane, qui complote pour l’assassiner.
Spaconia, princesse arménienne, fiancée à Tigrane, a suivi ce dernier en exil. Elle espère empêcher Arbaces de réaliser son projet d’unir Tigrane à sa sœur. Tigrane rassure Spaconia, promettant de lui être fidèle.
Arbaces constate avec horreur qu’il éprouve une forte attirance pour sa soeur qu’il n’avait pas revue depuis l’enfance. Commence alors une lutte désespérée contre cette passion incestueuse. Le roi accuse Gobrius d’être responsable de la situation : ce dernier ne lui a-t-il pas écrit de nombreuses lettres, louant la beauté de la princesse ? Panthea est attirée également par Arbaces mais se défend de sa passion. Désespéré, Arbaces décide d’assassiner Gobrius, de satisfaire ensuite sa passion avant de se suicider.
Tigrane s’éprend à son tour de Panthea, en dépit de la promesse faite à Spaconia mais il parviendra à se raisonner et à rester fidèle à sa promesse.
Arbaces est en réalité l’enfant de Gobrius qui complote pour que son fils devienne roi et veut faire de lui l’héritier du vieux roi resté sans enfant.
Arane, quant à elle, œuvre pour restaurer une légitime succession alors qu’Arbaces aurait pu être légitimé par son mariage avec Panthea puisque cette dernière n’est pas sa sœur.
On découvre un personnage d’Arbaces courageux et redoutable dans la bataille,mais aussi vulgaire et vantard, ce qui s’explique par sa naissance : il ne peut en effet avoir la noblesse d’un roi,puisqu’il n’en a pas pas le « sang ».
Après ce début à la cour d’Angleterre,le personnage historique ou imaginaire de Tigrane connaîtra une carrière exceptionnelle sur les scènes européennes. Nous en présenterons les étapes aux lecteurs d’Alakiaz dans les prochains numéros.
Tigrane l’ancien
Pour mettre en scène le personnage historique de Tigrane, les auteurs dramatiques et librettistes de l’Europe moderne ont puisé leurs sources dans des écrits de Xénophon, Tacite et Justin, que les lecteurs pourront consulter dans Les métamorphoses de Tigrane .Ces œuvres sont présentées en quatre parties :Tigrane l’ancien (l’Arménie au temps des Achéménides -559 av. J.-C. à -330), Tigrane II (-95 av. J.C. à -55), Tigrane VI, (Ier siècle), les Tigrane de fantaisie.
Quelles que soient leurs sources ou la période choisie, les auteurs firent preuve de beaucoup de liberté et imagination dans leur interprétation des faits historiques surtout pour ce qui est des Tigrane vénitiens représentés durant le carnaval.
L’Arménie au temps des Achéménides
Entre 1650 et1653,deux auteurs français, Madeleine et son frère Georges de Scudéry publient un roman-fleuve en dix volumes de 13 095 pages : Artamène ou le grand Cyrus, qui sera aussitôt traduit en Italien. Ce roman, où il est souvent question de l’Arménie et de Tigrane, va être une source d’inspiration précieuse pour un art musical nouveau et en plein développement : le dramma per musica.
Nous avons retrouvé onze œuvres où Tigrane est présent avec les titres de : roi d’Arménie ; prince d’Arménie, de Babylone, de Damas, d’Hyrcanie ; capitaine des gardes du roi et général de la reine Thomyris.
Parmi toutes ces œuvres, La Cena di Baldasare, (Le Festin de Balthazar), musique de Domenico Evangelisti, (Rome 1673), associe Tigrane, prince d’Arménie à la prise de Babylone par Darius, roi des Achéménides (vers 519 av. J.-C.) L’argument du livret fait référence à une célèbre prophétie de Daniel que Rembrandt (1606-1669), a représenté dans un tableau en 1636.
Synopsis
Nicomède, de Pierre Corneille, tragédie, Paris,1651. Pour écrire son Nicomède, Pierre Corneille a utilisé une matière originale,tirée de l’histoire d’un royaume aujourd’hui disparu relatant l’opposition de deux frères, Nicomède et Attale, nés du même père, Prusias II (182-149 av. J.-C.), roi de Bithynie, mais de deux mères. Attale, est le fils d’Arsinoé, la seconde épouse de Prusias. Il a été envoyé comme otage à Rome et est devenu le vassal des Romains. Au début de l’intrigue, il revient dans son pays pour y régner en allié de l’Empire romain. Sa prise de pouvoir est d’autant plus probable que sa mère, Arsinoé,est une ambitieuse intrigante,qu’elle régente la cour et influence son mari, tout en complotant avec l’ambassadeur romain Flaminius contre son beau-fils, Nicomède. Corneille introduit dans l’histoire le personnage de Laodice, jeune princesse d’Arménie, confiée à Prusias par son père. La belle princesse est aimée des deux demi-frères ; elle préfèrera Nicomède à Attale.
La scène se déroule à Nicomédie.
Avant la disgrâce finale de Nicomède, fils ainé de Prusias – et peut-être son meurtrier – le peuple de Bithynie se révolte et réclame Nicomède sur le trône. Ce dernier est fait prisonnier par sa belle-mère qui veut le confier à l’ambassadeur romain Flaminius, pour le faire disparaitre mais ilestlibéré par un inconnu.
Face à ce retournement de situation, Prusias et Flaminius s’enfuient,laissant Arsinoé seule face à Nicomède,qui,après ses victoires militaires, est acclamé en héros par son peuple. Décidés à mourir avec la reine, Prusias et Flaminius reviennent, et sont graciés par Nicomède,particulièrement magnanime.L’inconnu qui a libéré Niomède est en réalité son frère Attale,qui a compris lemanque de loyauté de l’allié romain. Cette révélation délie les fils de l’intrigue,mais toute la gloire revient àNicomède. Le noble
prince prend de plus en plus l’ascendant sur son père,qui, à la fin de la pièce, est contraint de lui laisser la réalité du pouvoir.
Nicomède devient roi et épouse Laodice,reine d’Arménie.
Alors que Corneille avait seulement évoqué l’Arménie,ses successeurs librettistes ont contribué à arméniser et orientaliser le thème choisi par Corneille. Domenico Lalli reprend le sujet, restant fidèle à la distribution. D’autres librettistes s’inspireront de Corneille mais accentueront considérablement le rôle de l’Arménie et des princes arméniens ; ainsi, le livret de Silvani Francesco La verità nell’inganno, (La vérité dans l’erreur) Venise, 1713. L’auteur procède à une redistribution des rôles : Prusias, roi de Bithynie évoqué dans l’argument initial est remplacé par un Tiridate, roi d’Arménie,père de Laodice, venu venger l’affront fait par Attale à sa fille, quant à l’histoire, elle aura pour terrain d’action Artaxata, résidence du roi d’Arménie, et non plus Nicomédie, capitale de la Bithynie.
Arsinoe de Michele Rispoli, Naples, 1795.
La scène se déroule à Artacana, capitale du royaume des Parthes. Synopsis : Lors de la guerre qu’il mène contreTigrane d’Arménie, Phraarte, roi des Parthes, capture Laodice, la fille unique du roi d’Arménie. Pour mettre fin aux massacres, il propose à Tigrane d’unir leurs enfants par le mariage.Tigrane accepte,il ignore qu’Odonte est l’amant secret d’Arsinoé, fille de Suréna. Phraarte meurt au moment où Tigrane prend la décision de marier sa fille à Odonte. Lors d’une cérémonie, Suréna annonce le mariage de Laodice et Odonte mais ce dernier demande un jour de réflexion. Vonone, général des Parthes, s’entretient avec Suréna, le premier ministre, et lui fait part de son étonnement face à la réaction d’Odonte. En cas de refus de sa part, son frère Gotarze, un homme méchant, injuste et sanguinaire, emprisonné pour ses erreurs, lui succéderait. Vonone et Suréna cherchent à comprendre les raisons d’Odonte.
Après de multiples péripéties et coups de théâtre, les choses rentrent dans l’ordre : compréhensive, Laodice, renonce à son union avec Odonte. Quant à Suréna et Arsinoé, après avoir été condamnés à mort pour avoir tenté de fuir en Arménie, ils sont graciés. Odonte retrouve alors sa bien-aimée et peut enfin l’épouser.