Durant les années 60, vivaient en France trois compositeurs arméniens : Ara Bartevian, Garbis Aprikian et Avedis Messoumentz. A. Bartevian, ancien élève de Vincent d’Indy, organiste et maître de chœur titulaire à la cathédrale arménienne de Paris, devait sa popularité à des enregistrements de musique traditionnelle arménienne publiés chez Vogue ; G. Aprikian, formé à l’Ecole Normale de Musique de Paris dirigeait le chœur Sipan Komitas avec lequel il connaissait une grande notoriété et A. Messoumentz, enseignait au collège des Pères Mekhitaristes à Sèvres. Ce compositeur, aujourd’hui un peu oublié est pourtant l’auteur de nombreuses symphonies, ballet, opéras et opérettes. Bien que l’ayant connu tardivement, je souhaite lui consacrer ces quelques lignes.
Durant les années 75-80, Gérard Stephanesco responsable de l’émission Les Chrétiens Orientaux sur TF1 m’ayant demandé de lui proposer quelques sujets d’émissions mettant en valeur des compositeurs ou interprètes arméniens, nous avons convenu de présenter Komitas, Kourken Alemsha, Stepan Elmas, Karl Mikuli, A. Messoumentz, A. Bartevian et Gérard Serkoyan, de l’Opéra de Paris. Lors de nos entretiens, Avedis Messoumentz a longuement parlé de son enfance dramatique et de son arrivée en France, en voici quelques extraits :
«Originaire d’Arapkir, j’ai connu la musique très jeune, en chantant à l’église arménienne de cette ville, à partir de 1912.
Mon professeur, Monsieur Der Bedrossian, un homme merveilleux formé à Jérusalem, fut tué dès 1915. Il connaissait les œuvres de Komitas et les faisait chanter dans notre petite ville par une chorale de 120 personnes qu’il avait créée. J’ai le souvenir du chant Lousnag anouch de Komitas qui nous apportait un sentiment d’authenticité. J’ai revu plus tard ses enfants en France, sa fille Dzovinar, devenue cantatrice et l’un de ses fils qui a chanté toute sa vie à l’église arménienne de Lyon [J’ai moi-même connu cet homme qui exerçait la profession de coiffeur. Doté d’une belle voix de basse, il faisait partie des chœurs du Cercle culturel et de l’église].
«Je me suis retrouvé à Ourfa dans un orphelinat où nous étions plus de mille. Là, notre directeur, Kevork Takvorian nous enseignait des chants protestants, mais moi qui avait déjà 16 ans, j’apprenais à mes camarades des chants patriotiques et populaires. Je me suis ensuite sauvé à Alep, Beyrouth et enfin à Jérusalem. Toujours clandestinement et comme il y avait la famine, j’ai débarqué à Marseille en 1924 et, plus tard, à Lyon où j’ai travaillé dans l’aviation puis chez Berliet, une entreprise spécialisée dans la production de poids lourds. J’ai commencé mes études musicales au conservatoire de Lyon avec Monsieur Francis Bois, organiste à l’église Saint Nizier. Comme j’avais une belle voix de baryton, mon professeur souhaitait que je devienne chanteur, mais finalement, je suis devenu compositeur.
Dans ma ville natale d’Arapkir, il y avait des Achoughs. J’ai noté quelques uns de leurs chants dont je trouvais les paroles et la musique magnifiques et les ai édités aux Etats Unis. Les travaux de Komitas m’ont beaucoup aidé pour cela. J’ai plus tard essayé de reprendre ces chants dans mes compositions, mais j’y ai finalement renoncé. Avec mes quatre symphonies Naïriennes, ma plus belle œuvre est mon opéra Anouch, qui se rapproche le plus de la musique populaire et des traditions. On m’a parfois demandé pourquoi j’avais composé cette œuvre alors qu’il existait déjà celle d’Armen Tigranian créée en 1912. En 1931, un organisateur Lyonnais m’ayant demandé d’orchestrer les grands airs de cet opéra, j’ai repris le conte d’Hovhannès Toumanian. Ayant constaté avec une certaine déception que le compositeur avait ignoré des situations intéressantes, j’ai décidé en 1932 d’écrire mon opéra avec un nouveau livret. Peu après, j’ai composé ma première Rhapsodie Naïrienne pour violoncelle puis pour violon et rédigé mon recueil de 78 chants de Mouch et d’Arapkir. J’ai ensuite commencé à étudier seul, l’orchestration, à partir du Traité d’orchestration de Berlioz. Peu après, parti pour la guerre, je me suis retrouvé en captivité en Allemagne…»
Dès notre première rencontre, A. Messoumentz a souhaité me faire connaître ses symphonies. Il avait choisi de les nommer Naïrienne pour rappeler le souvenir du pays de Naïri. A cette époque, la reproduction des partitions et leur diffusion était un problème majeur pour les compositeurs de la diaspora, surtout les œuvres orchestrales ; malgré des moyens de subsistance très limités, Avédis avait pris soin de publier toute son œuvre et d’en expédier une copie en Arménie. Il souffrait de n’avoir reçu aucune confirmation de leur réception. Emu à la pensée que l’auteur de ces quatre symphonies, ne les entendrait probablement jamais, j’ai pris contact avec les dirigeants de l’Orchestre philharmonique d’Arménie pour leur proposer de venir créer la Première. Avec l’accord du comité pour la Diaspora, je me suis rendu en Arménie avec deux objectifs : créer l’œuvre et ramener un enregistrement pour que le compositeur puisse l’entendre.
A. Messoumentz et A.Siranossian 1977
Ce fut une semaine difficile. Dès la première lecture de l’œuvre avec l’orchestre, certains musiciens trouvaient les partitions difficiles à lire ou étaient déconcertés par l’orchestration. Certains me disaient discrètement: c’est de la musique de Taschnaktsagan ! Finalement et heureusement, le concert a obtenu un beau succès et m’a valu une lettre de félicitations de l’Union des Compositeurs d’Arménie! De retour à Paris, ma plus belle récompense fut la vision d’A. Messoumentz écoutant l’enregistrement de sa première symphonie. Mission accomplie!
L’émission télévisée des Chrétiens orientaux qui lui était consacrée permit au compositeur de voir sa vocation de compositeur reconnue par le grand public. Il y eut ensuite de nombreux concerts à Paris, en province et à l’étranger, au cours desquels étaient programmées les deux Suites Naïriennes pour orchestre à cordes qu’il avait composées pour l’Ensemble Instrumental de Romans. En 1980, Avedis nous a quitté et depuis, 36 années se sont écoulées…
Dans une publication consacrée à la présence de l’Arménie dans le théâtre classique et l’opéra, nous avons cité les travaux précurseurs d’A. Messoumentz sur ce sujet en 1963. Entièrement dévoué à la culture arménienne, il a visité durant deux années les grandes bibliothèques européennes pour tenter de retrouver des opéras mentionnant le roi Tigrane d’Arménie et copié les partitions manuscrites complètes de trois opéras qu’il a offertes à l’Opéra National d’Arménie.
J’ai gardé d’A. Messoumentz le souvenir d’une forte personnalité qui après avoir survécu au génocide a lutté toute sa vie pour réaliser son idéal artistique. Son œuvre, bien que méconnue, est impressionnante : quatre symphonies, trois opéras, trois opérettes, un drame lyrique, deux ballets, des œuvres de musique de chambre dont un trio, des orchestrations de chants et danses arméniennes, des mélodies, des chants pour chœur et pour enfants. Il a également écrit un Scherzo pour piano à la demande du légendaire virtuose hongrois György Cziffra.
Qu’est devenue cette œuvre ? C’est connu, les compositions ignorent le temps. Comme l’a fait A. Messoumentz en Italie pour des opéras de Scarlatti ou Vivaldi, il se trouvera sans doute un jour au pays de Naïri, un musicien curieux de savoir quel trésor musical se cache dans ces partitions venues de France à la fin du xxe siècle, soigneusement classées puis oubliées dans les rayons d’une bibliothèque.
Alexandre Siranossian